L'injonction du commentaire

V3nom

Moulin à graines
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Je sais j'ouvre plein de sujet pas forcément très intéressants ni même pertinents, mais j'aime bien titiller les encéphales et voir les vécus, sensibilités et idées qui peuvent émerger d'une émulation collective.

Ici je songe à ce que je commence à considérer de plus en plus comme une injonction au commentaire, évidemment sur internet, mais qui change les rapports irl et place ainsi, notamment, les femmes sous cette coupe de l'analyse et la validité ou non validité de leurs beauté ou attrait sexuel.

Plein de choses entrent en compte évidemment, l'occupation de l'espace, la domination masculine, un comportement qui touche au tribalisme, l'hyper sexualisation des médias dans l'espace public, etc

Mais je pense aussi que d'une certaine manière, la façon même dont internet évolue et commence à être même sévèrement consolidé génère une véritable sorte d'habitus, retirant tout besoin de légitimité à donner son avis sur tout, et surtout commenter ce qui finalement est raccord ou pas avec ses gouts privés, ses principes personnels, ses fantasmes, en gros principalement des notions privées et subjectives qui n'ont généralement juste rien à faire dans le sujet. (à part un conformisme écervelé, un appel à validation de ses propres gouts, que sais-je)

Je suis globalement d'accord avec l'approche linguistique qui envisage le fait qu'une langue peut modeler le cerveau et finalement changer la façon de se représenter le monde. Je ne sais pas si c'est pertinent au niveau physiologique, mais en terme d'habitudes, d'habitus, et du fait que ce sont les mots qui précèdent la pensé et non l'inverse, je crois sincèrement que la façon même d'employer son langage peut déterminer les rapports sociaux.

Je reprendrais cette petite phrase édulcorante de Arrival où l’héroïne explique que si on vous place en position de considérer de façon plus ou moins exclusive tout rapport comme le ferait un marteau (donc relativement simplifié et , alors concrètement les personnes deviennent des clous...

Je pense que d'une certaine façon, internet tel qu'il devient aujourd'hui dans sa part démocratique et d'usage le plus répandu (amazon, priceminister, facebook, twitter, youtube, dailymotion, les stores pour téléphones ou n'importe quel site de presse...), les interactions que les gens peuvent avoir avec les sites les plus visités se limitent à donner un avis (et à valider ces avis avec des pouces, généralement pour seul choix que le positif), sans autre forme de limite et de règle, et je pense donc sincèrement que ça participe à une forme d'habitude complètement débridée car rendue littéralement réflexe de donner son avis sur tout et n'importe quoi, sans se soucis de savoir si c'est pertinent, si ça apporte quoi que ce soit, sans songer une seconde aux conséquences pour les autres, et en toute impunité (c'est un total impensé).

Et l'ubérisation avec commentaire des clients qui obtiennent "droit de vie ou de mort" professionnelle sur quelqu'un du bout du doigt sur un téléphone est la suite logique et implacable de ce prisme hyper réducteur des rapports sociaux.

PS : je ne place pas les forums dans ce cas car même s'ils peuvent totalement être utilisés dans ce sens, ça reste (généralement) un espace d'échange sans restriction arbitraire et sans "injonction" à l'utilisé d'une façon précise.
 
En voyant 0 réponses j'ai ressenti une injonction à répondre. ;)
Je me posais aussi la question (réponse constructive, je sais). Certes, tous ces commentaires sont une forme de démocratie : égalité (théorique, car Internet est peu accessible aux classes les plus pauvres).
Je sors un peu du sujet mais :
La position inverse serait l'expertise-mais rentre aussi en compte l'intérêt personnel des experts, ce qui est biaisé. Un des meilleurs exemples d'anti-expertise et de soupçon serait peut être le "mouvement" anti vaccins. Ce débat n'aurait pas lieu si "tout le monde" avait des connaissances médicales, mais celles ci sont très peu accessibles (10 petites années d'étude). Parce qu'avec le progrès scientifique (et tant mieux!) l'expertise prend une place de plus en plus importante (impossible de parler politique avec ma mère qui a un Master en économie et qui nous n**** tous), il faut qu'en contrepartie tout le monde puisse s'exprimer pour ne pas se sentir lésé. Avec internet (et l'IA) c'est de pire en pire : seuls les ingénieurs hyper-calés en pigent assez pour bien en parler. Et paradoxalement, Internet est la fin et le début de la "vraie démocratie".
Mais les gens agissent souvent en irresponsables voire en consommateurs égoïstes, parce qu'on les pousse à faire ainsi : le système de notation avec les étoiles par exemple. Ecrire un commentaire est une posture d'autorité, c'est comme si l'entreprise comme Amazon ou Deliveroo dressait un partenariat avec le client (le client roi, qui change la demande et a donc un impact). Et comme le client a rarement un tel pouvoir, l'occasion est grisante (surtout la forme ludique que prennent les commentaires).
 
Bonjour :) Quel vaste sujet !

Il est évident que la vie en ligne, et de plus en plus IRL, permet très difficilement un véritable exercice de pensée.
Comme le citait Zigzag avec la médecine, le savoir et la réflexion prennent du temps, or la moyenne d'attention sur internet est de 8 secondes. De façon générale, le rythme de vie s'accélère et on fait de plus en plus de choses en même temps, internet étant un outil de cette tendance au même titre que les autres avancées technologiques. D'ailleurs, on "fait" beaucoup de choses, sans avoir parfois l'occasion de "réfléchir" beaucoup de choses - parce que le capitalisme cultive l'efficacité immédiate, le court terme, la boulimie consommatrice ... Mais aussi pour d'autres raisons sans doute.

Là où internet est particulier, c'est qu'il permet de connecter des quantités incroyables de monde bon gré mal gré. Je pense que ce qui est un gros problème c'est la perception qu'ont les gens de la vie en ligne. Internet est un lieu public, néanmoins les gens le traitent parfois comme s'ils étaient dans leur propre tête. C'est ce qui, je pense, est en partie la cause de l'agressivité en ligne mais aussi, comme ça a été dit, du fait que chacun ramène sa science - souvent inexacte. L'ambivalence du public/privé sur les réseaux sociaux est flagrante : la place est au récit de soi pour tous vers tous. Le besoin de donner son avis vient aussi un peu de là : tout est prévu pour nous montrer des choses pour lesquelles on a de l'affect, et comme on a l'impression d'être chez soi voire qu'on doit assurer sa "présence en ligne", on se sent obligé de réagir.

Avec le recul de l'écrit - on ne voit pas l'impact direct qu'ont nos mots et clics -, la facilité d'utilisation + la portabilité des réseaux et le sentiment d'urgence à agir - 8 secondes avant de passer à autre chose, il faut vite donner son avis -, les gens pensent mal, partiellement, et se dépêchent de communiquer cette pensée : un cercle perpétuellement appelé par les notifications, le rafraîchissement automatique du feed, etc.

Comment lutter contre ce fléau ? Ma réponse courte : l'éducation. Ma réponse longue : de la même façon qu'on lutte contre les multinationales. Si on veut faire fermer Coca-cola, on arrête d'acheter leurs produits massivement. Si on veut lutter contre le système Facebook, on s'en désinscrit massivement et on va sur Végéweb :pouces: Dans l'immédiat, il y a les groupes comme #jesuislà qui font un travail formidable.

Et si ça me semble visible qu'internet affecte notre vie réelle par un habitus, je pense qu'il y a aussi une réciproque. Internet montre des comportements proches de l'Homme sauvage : sectarisation, aggressivité envers l'inconnu, "défendre son bout de steak" (en tant que végé* on le voit bien), ... Des comportements présents en l'Homme mais atténués en société par le désir, justement, d'être "civilisé". Parfois, l'anonymat et / ou la virtualité révèlent des comportements plus qu'ils n'en créent - c'est le mythe de l'anneau de Gygès, un homme apparemment bon qui, en devenant invisible, commet de graves injustices.
De la même manière, je ne pense pas que les mots précèdent la pensée dans l'absolu. Là aussi, selon moi, il y a une réciproque. Les enfants n'ont aucun mal à conceptualiser des choses sans savoir les nommer - ils inventent le plus souvent un mot dans ce cas - mais d'un autre côté je pense que c'est vrai que le langage permet d'approfondir et orienter la pensée.

Je ne sais pas si je suis tout à fait dans le sujet, mais cette thématique m'intéresse beaucoup, merci d'y avoir pensé !
 
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