Un texte magnifique de Paul B. Preciado (
https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_B._Preciado) paru hier dans libé
Mon corps trans est une maison vide
Par
Paul B. Preciado, Philosophe, commissaire à la Documenta 14 (Cassel et Athènes) -
7 octobre 2016 -
Libération
Dans ce lieu sans aucun meuble, mon corps et l’espace se confrontent sans médiation.
Je vis à Athènes dans une maison dont je peux dire qu’elle est la mienne pour la première fois depuis plus de deux ans. Je ne la possède pas. Ce n’est pas nécessaire. J’en ai l’usage, simplement. J’en fais l’expérience. Je la célèbre. Après être passé par trois maisons dans des rues et des quartiers différents - Philopapou, Neapoli, Exarchia - et par une douzaine d’hôtels - je garde surtout le souvenir des oiseaux qui chantaient le matin sur la colline de Strefi à l’hôtel Orion -, je me suis finalement décidé, non sans difficulté, à signer un contrat de location.
Pendant plus d’un mois, j’ai vécu dans cette maison vide. Dépourvue de tout meuble, une maison n’est qu’une porte, un toit et un sol. A cause d’un retard dans la livraison du lit (chose habituelle en Grèce), je me suis vu contraint à dormir pendant deux semaines dans un appartement entièrement vide. Au cours de la nuit, mes hanches s’écrasaient contre le bois et je me levais tuméfié. Sans aucun doute, l’expérience est inaugurale et esthétique : un corps, un espace. Il m’est arrivé de me réveiller à 3 heures du matin et de me demander, étendu sur le sol, si j’étais un humain ou un animal, dans ce siècle ou un autre, si j’existais pour de vrai ou si je n’étais qu’une matière de fiction. La maison vide est le musée terrien du XXIe siècle et mon corps - sans nom, mutant et dépossédé - est l’œuvre.
Dans une maison vide, il devient évident que l’espace domestique constitue une scène d’exposition dans laquelle la subjectivité est exposée comme une œuvre. Paradoxalement, chacune est exhibée au sein d’une scène privée. «Je déteste le public», disait le pianiste Glenn Gould. En 1964, alors qu’il avait 32 ans, au sommet de sa carrière, il abandonna les salles de concert et se retira pour toujours dans un studio d’enregistrement pour y faire de la musique. Une maison vide, c’est un peu ça : un studio où enregistrer la vie. A cette différence près que notre subjectivité est en même temps la musique, l’instrument et la technique d’enregistrement. J’ai d’abord cru que si l’appartement restait vide, cela s’expliquait par la conjugaison de diverses circonstances : excès de travail, manque de temps, absence de biens pouvant être accumulés dans cet espace. Je n’ai que quelques vêtements (jean APC, chemises blanches ou bleues, manteau en feutre, chaussures noires), l’indispensable valise, quelques livres et trois douzaines de cahiers, qui en soi constituent une sculpture indépendante dans l’espace, indicateur d’une sorte de culte, à moins que ce soit d’une pathologie.
Il m’a fallu du temps pour me rendre compte que la raison pour laquelle je gardais cet espace vide n’était pas fortuite : j’ai établi une relation substantielle entre mon processus de transition de genre et ma façon d’habiter l’espace. Au cours de la première année de transition, alors que les changements hormonaux sculptaient mon corps tel un burin microscopique opérant de l’intérieur, je ne pouvais vivre qu’en nomade. Passer les frontières avec un passeport qui me représentait à peine était alors une façon de matérialiser le transit, de rendre le déménagement visible. Aujourd’hui, pour la première fois, je peux m’arrêter. A condition que cette maison reste vide : suspendre les conventions techno-bourgeoises de la table, du sofa, du lit, de l’ordinateur, de la chaise. Le corps et l’espace se confrontent sans médiation. Ainsi, face à face, ils ne sont plus des objets, mais des relations sociales. Mon corps trans est une maison vide. Je profite du potentiel politique de cette analogie. Mon corps trans est un appartement en location, sans aucun meuble, un lieu qui ne m’appartient pas, un espace sans nom - j’attends toujours le droit d’être nommé par l’Etat, j’attends et je crains la violence d’être nommé. Habiter une maison complètement vide rend à chaque geste son caractère inaugural, retient le temps de la répétition, suspend la sommation interpellative de la norme. Je me vois courir dans la maison, ou marcher sur la pointe des pieds en mangeant ; je me vois allongé sur le sol avec les pieds appuyés contre le mur pour lire ou adossé à la rambarde de la fenêtre pour écrire.
La déshabitude s’étend aux autres corps qui pénètrent cet espace : quand elle vient me voir, on ne peut presque rien faire d’autre que se regarder, rester debout à se tenir la main, nous allonger ou faire l’amour. La beauté de cette expérience singulière que l’on pourrait appeler «démeublement» me fait me demander pourquoi nous nous obligeons à meubler les maisons, pourquoi il est nécessaire de connaître notre genre, savoir quel sexe nous attire. Ikea est à l’art d’habiter ce que l’hétérosexualité normative est au corps désirant. Une table et une chaise forment un couple complémentaire qui n’admet pas de questionnement. Une armoire est un premier certificat de propriété privée. Une lampe à côté du lit, c’est un mariage de raison. Un sofa en face de la télévision est une pénétration vaginale. Le rideau pendu à la fenêtre est la censure antipornographique qui se dresse à la tombée du jour. L’autre jour, alors que nous faisions l’amour dans cette maison vide, elle m’a appelé par mon nouveau nom et elle a dit : «Le problème c’est notre esprit. Nos esprits luttent, mais nos âmes et nos corps sont en parfaite harmonie.» Quelques minutes plus tard, alors que ma poitrine s’ouvrait pour respirer quelques atomes d’oxygène de plus et que mon cortex cérébral prenait la consistance du coton, j’ai senti que mon corps se dissolvait dans l’espace vide et que mon esprit, autoritaire et normatif, presque mort, abdiquait.