Analyse
Les végans sur le gril
Par Pierre Carrey — 19 mars 2018 à 20:56
Après la publication, lundi dans nos colonnes, d’une tribune dénonçant le «monde terrifiant» promis par le véganisme, et le flot de réactions qu’elle a suscité, retour sur les arguments du mouvement et de ses opposants.
Les végans sur le gril
Chaud patate ! Et voilà que revient, brûlante, la question végane, de fait authentique enjeu de civilisation, bien plus qu’un simple débat autour de la nourriture, bien au-delà d’une communauté militante et minoritaire. Dimanche et lundi, le site internet de Libération a failli exploser après la publication d’une tribune de deux pages intitulée «Pourquoi les végans ont tout faux» (lire notre édition de lundi), qui s’insurge contre «le succès de la propagande végane, version politique et extrémiste de l’abolitionnisme de l’élevage et de la viande».
Le texte cosigné par le politologue Paul Ariès, la sociologue Jocelyne Porcher et le journaliste et conférencier Frédéric Denhez, entendait répondre «non pas à tous les végans mais aux plus prosélytes», comme l’explique le troisième cosignataire après coup : «Je ne suis pas hostile aux végans dans leur ensemble, mais j’ai l’impression de revenir avec ce sujet aux débats staliniens de l’époque de mon grand-père.» Dans ce climat plus politique et passionné qu’il n’y paraît, l’une des auteurs du texte, Jocelyne Porcher, estime être «une cible des végans, et pas seulement des théoriciens du mouvement». Cette chercheuse à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) est une ancienne éleveuse qui s’en prend aussi bien aux dérives industrielles dans le secteur qu’aux militants radicaux de la cause animale. Ses apparitions publiques lui valent des pluies «d’insultes» comme le 4 mars, lors d’une conférence sur le lait au cinéma Utopia à Toulouse. Ou des«échanges musclés», comme celui auquel elle a été mêlée le 1er février sur Europe 1. Suite à ce passage à la radio, Paul Ariès, auteur en 2000 de Libération animale ou nouveaux terroristes ? (éd. Golias), propose à ses cosignataires d’écrire une tribune. Le résultat ressemble parfois davantage à un pamphlet qu’à un démontage scientifique d’une «propagande». Dépourvu de chiffres, il dénonce des revendications que ne porte pas toujours la majorité des végans. Mais il a le vif mérite d’alimenter un débat passionnant qui enfle depuis environ trois ans en France - en témoignent les pages «Idées» de ce journal, où s’expriment fréquemment les points de vue provégans -, en particulier sur les champs croisés de la santé, de l’écologie et de la question philosophique de la place de l’homme dans la nature, dont le bien-être animal n’est que le pendant.
La loi du nombre
Les réactions à cette tribune attestent que le véganisme ne concerne pas que les végans. Cette philosophie radicale, qui refuse le recours aux produits animaux (viande, poisson, œuf, lait, miel, laine, cuir, etc.), compte peu d’adeptes en France, mais de nombreux sympathisants. Combien sont-ils ? On estime la part des végétariens entre 3 et 5 % de la population. Parmi eux, les végans sont minoritaires. Mais il y aurait au moins un «flexitarien» dans 34 % des foyers français (étude Kantas World Panel datant de 2017).
Le «flexi», notion floue, peut se définir par le fait de diminuer les matières carnées dans son alimentation, sans se l’interdire. Ce tiers de la population se montre manifestement sensible à un ou plusieurs des combats portés par les végans : lutte contre la souffrance dans les abattoirs ou plus généralement contre l’exploitation animale (le spécisme), limitation des gaz à effet de serre produits par le bétail… A moins que ce ne soit, aussi, une préoccupation de santé, une envie de manger autre chose, voire un phénomène de mode ? Depuis 2015, les assos véganes cartonnent et l’industrie se met à vendre des plats spécialisés. Le phénomène nourrit la presse, la couverture des magazines amplifie le phénomène en retour… Si on peut avoir l’impression de voir du végan partout à l’affiche, les puristes demeurent «peu nombreux», comme le pointe la tribune publiée lundi.
Les effets sur la santé
«Ce régime ultra-sans détruit irrémédiablement la santé, à commencer par celle de l’esprit», affirment les trois cosignataires, citant, sans en dire plus, «de nombreux témoignages d’ex-végans». Cet argument subjectif et qui ne repose sur aucun fondement scientifique vise à retourner le discours habituel des végans. Ceux-ci épinglent la toxicité de la viande (plusieurs études sérieuses suggèrent d’éviter le porc ou la surconsommation de viande ou encore la cuisson au gril) et ils affirment que les végans ou les végétariens ont une espérance de vie supérieure aux carnivores.
Sur ce point, les auteurs de la tribune ont raison de pointer une affirmation «biaisée», puisque les végans ont d’autres motifs de vivre plus vieux que le simple rejet de produits animaux : ils «consomment aussi très peu de produits transformés, peu de sucres, ils font du sport, boivent peu, ils ont une bonne assurance sociale, etc».
Les vertus écolos
Vaut-il mieux une agriculture avec ou sans purin de vache (et crottin de cheval) ? «Le fumier, l’une des meilleures idées que l’homme n’ait jamais eue» et qui permettrait à la planète de se nourrir, tranchent les rédacteurs de la tribune. Occultant le fait que ce fumier sert à produire des végétaux dont la majeure partie est destinée non pas à l’homme, mais au bétail qui fournira de la viande ou du lait. Les végans tentent donc de développer depuis le milieu des années 90 un «stock free farming», une agriculture sans bétail où les objectifs de rendement sont revus à la baisse, voire ignorés. Des purins végétaux sont développés (ortie, consoude, algues) mais rien ne dit qu’ils sont autant efficaces que ceux provenant des animaux. L’absence d’études fiables laisse ouvert un large pan du débat sur le véganisme.
L’engagement politique
Angle d’attaque peu banal de la part des anti-anti-spécistes : «Les théoriciens et militants végans ne sont pas des révolutionnaires, ils sont, au contraire, clairement les idiots utiles du capitalisme», assène la tribune publiée par Libé. Au regard de l’histoire, c’est discutable : l’industrie de la viande et du lait décolle au XIXe siècle en même temps que le capitalisme, et reprend ses codes de rentabilité à tout prix. Certes, les trois pourfendeurs du véganisme se prononcent contre l’agriculture industrielle. Mais certains végans trouvent cette position insuffisante, puisqu’une ferme, même à taille «humaine», reprend les principes du capitalisme : aliénation et pillage des ressources de la nature. Malgré tout, les «no-steak» sont souvent contraints de s’alimenter auprès de magasins du grand capital. Voire de grandes marques qui leur font du tofu aux petits oignons.
Pierre Carrey