Je remets une pièce dans le jukebox
Antispécisme : à Lille, les actes de vandalisme de commerces de viande se multiplient
Depuis deux mois, boucheries, rotisseries, poissonnerie… sont saccagées. Un phénomène important dans le Nord et dans d’autres régions.
LE MONDE | 29.06.2018
Par Cécile Bouanchaud (Lille, envoyée spéciale)
« Comme les autres », alors qu’il se rendait au travail, au petit matin, le 21 juin, il a d’abord vu, au loin, « tout ce rouge » jeté sur la devanture de son commerce flambant neuf. « Comme les autres », Valentin Flouret s’est alors avancé, constatant « l’étendue des dégâts » et les impacts de pavés parsemant la vitrine de sa rôtisserie lilloise, spécialisée dans la volaille. « Comme les autres », il a lu « stop au spécisme » inscrit à la peinture rouge sur son enseigne.
La première fois que c’est arrivé dans le quartier, Valérie Carreel, responsable d’une boucherie-charcuterie, avait cherché sur Internet le mot « spécisme » — les antispécistes, du latin « species », qui signifie espèces, s’opposent à toute hiérarchie entre espèces, notamment entre l’être humain et les animaux. Valentin Flouret, lui, n’a pas eu besoin de se renseigner. Il « savait à qui il avait affaire ».
Pis, il se doutait qu’il serait le prochain. « On se demandait juste quel jour ça allait tomber », lance le jeune homme de 27 ans, gérant adjoint de cette enseigne qui a ouvert en décembre 2017, rue Léon-Gambetta, connue pour sa kyrielle de commerces de bouche, dans un quartier populaire.
« Il y a une fatalité, les commerçants comme moi ont intégré le fait que ce genre d’attaques allait se banaliser, que cela pouvait faire partie de notre quotidien. »
« Mauvaise cible »
Depuis deux mois, quatre enseignes — une boucherie, un restaurant spécialisé dans le canard, une poissonnerie et une rôtisserie — ont été vandalisées, à Lille. En avril 2017, sept commerces y avaient déjà été aspergés de faux sang. L’an dernier, en France, ce sont une centaine de boucheries qui ont été la cible d’attaques de ce type, principalement dans les régions Ile-de-France, Hauts-de-France et Occitanie, selon Jean-François Guihard, le président national de la Confédération française de la boucherie, boucherie-charcuterie, traiteurs (CFBCT). Des actes qui ne cessent d’augmenter.
Ceux-ci se jouent toujours au cœur de la nuit, quand les commerçants sont absents et les caméras de vidéosurveillance allumées. A Lille, les images que Le Monde a pu consulter montrent des individus cagoulés ou encapuchonnés, souvent équipés de gants, inscrivant à l’aide de bombes de peinture ou de faux sang « stop au spécisme », avant de jeter de lourds pavés sur les vitrines.
Au-delà d’un mode opératoire invariable, la succession des attaques met en lumière une homogénéité dans le profil des commerçants visés : il s’agit de jeunes propriétaires d’enseignes soignées et mimalistes, vendant des produits haut de gamme. Et prônant tous le respect du bien-être animal.
Dans sa boucherie-charcuterie de la rue Esquermoise, carrelée de noir, Valérie Carreel vend du bœuf japonais de Kobe. Une viande réputée comme la meilleure du monde, grâce à une méthode d’élevage qui bannit autant le stress que l’exercice. Quand aux autres commerces visés, ils défendent pêle-mêle l’élevage en plein air, les produits locaux ou encore la pêche raisonnée.
« Sur le sujet du bien-être animal, la majorité des artisans s’est positionnée en faveur depuis longtemps, par exemple en étant contre l’abattage rituel », rappelle Laurent Rigaud, président des artisans bouchers charcutiers traiteurs du Nord-Pas-de-Calais et vice-président de la CFBCT, qui estime que « les personnes à l’origine des attaques se trompent de cible ».
« Nous respectons le choix des vegans, mais s’ils veulent défendre le bien-être animal, qu’ils aillent dans les abattoirs. Chez nous, il n’y a pas d’animaux, il y a de la viande. »
L214 condamne
Qui, alors, a pu s’attaquer à ces commerçants ? Alors que la presse fait état de « commandos », de « groupuscules » ou plus modérément d’« activistes » vegans, les commerçants interrogés refusent à l’unisson de faire « l’amalgame » avec l’ensemble de la communauté antispéciste. Ils évoquent des actes « extrémistes » commis par une « minorité ». Jusqu’à présent, aucune enquête ouverte après les attaques recensées en France n’a abouti et aucun coupable n’a pu être identifié, selon le président de la CFBCT.
A demi-mot, M. Rigaud met toutefois en cause les militants de l’association de défense des animaux L214, qui jouit d’un réseau étoffé à Lille. Il évoque « un petit noyau qui n’a pas de limites » et qui serait « connu au sein de l’association », qui milite pour mettre fin à toute exploitation animale.
L’association s’est officiellement désolidarisé de ces attaques. « Ce mode opératoire dessert la cause végane, qui est pourtant de plus en plus audible dans le débat public », déplore Camille Ots, qui codirige le groupe de Lille. Tout en reconnaissant qu’une minorité d’antispécistes se « radicalise », mentionnant « une colère montante face à l’inaction politique ».
Signe de cette possible radicalisation, une militante végane a été condamnée fin mars à sept mois de prison avec sursis pour « apologie du terrorisme » après avoir publié un message injurieux à l’égard d’un boucher tué dans un supermarché à Trèbes (Aude) lors d’un attentat djihadiste. Laurent Rigaud avait été le premier à avoir porté plainte contre elle.
A Lille, au moins deux suspects ont été entendus en 2017 par les enquêteurs dans l’affaire des projections de faux sang sur les devantures. L’enquête est toujours en cours, les policiers soupçonnant d’ailleurs l’un des deux suspects d’être à l’origine de la récente vague de malveillance ainsi que d’autres attaques de commerces à Genève, en Suisse, en avril et mai, selon une source proche du dossier.
Selon la maire de Lille, Martine Aubry, partie civile dans les quatre récents dossiers, il s’agirait bien d’assaillants « qui circulent ». Il n’y a « pas plus qu’ailleurs de noyau de militants radicaux dans notre ville », assure-t-elle.
En attendant l’avancée des investigations, la CFBCT, qui voit dans ces actes « un niveau de violence exponentielle », a réclamé la protection de la police, dans une lettre adressée au ministre de l’intérieur, Gérard Collomb. Le préfet du Nord, Michel Lalande, qui a rencontré les commerçants attaqués, précise que « le renfort de la protection des établissements relève de la sécurité privée et doit se faire à l’initiative des commerçants ». La police nationale a été « sensibilisée à ces agressions » et les patrouilles intensifiées à proximité de ces commerces, ajoute la préfecture de Lille.