Okja, fable de Bong Joon Ho sur la relation affective animaux-humains, charge contre la cruauté de l'industrie alimentaire et l'hypocrisie du greenwashing, est présenté au Festival de Cannes. La critique est plutôt bonne, en dépit de quelques tensions liées au fait que le film est produit par Netflix et qu'il n'est pas programmé pour sortir en salles, ce qui est bien dommage. Plusieurs critiques ont toutefois souligné qu'un tel projet n'aurait pas pu voir le jour avec le mode de financement classique. Ci-dessous un article du Monde et un lien vers le trailer.
[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=AjCebKn4iic[/youtube]
Cannes 2017 : « Okja », un supercochon contre l’industrie agroalimentaire
LE MONDE | 20.05.2017
La première attendue d’un film produit par Netflix, vendredi 19 mai, à Cannes, sur l’écran du Grand Théâtre Lumière, s’est vue sanctionnée par un faux départ retentissant. Non seulement le logo du fournisseur américain de vidéo à la demande fut accueilli par de copieuses huées, mais Okja, la dernière œuvre du Sud-Coréen Bong Joon-ho, a été interrompue au bout de quelques minutes par des protestations insistantes. Et pour cause, la projection avait démarré au mauvais format, le cadre rogné en hauteur, avant d’être relancée peu de temps après dans de bonnes conditions. Incident anodin, mais pas complètement insignifiant, en ce qu’il semblait pasticher, avec une ironie involontaire, les petits écrans domestiques auxquels le film est destiné – Netflix ne comptant pas le sortir dans les salles françaises.
Paradoxe : Okja est un film foisonnant, généreux, spectaculaire, porté par une action proliférante, se déroulant dans de vastes et splendides décors, avec des effets spéciaux numériques bien intégrés, et méritant donc mille fois son passage en salle, où il prend toute son ampleur.
Après Le Transperceneige (2013) et son dernier train de l’humanité filant dans un monde en glaciation, Bong Joon-ho, une deuxième fois aux manettes d’une coproduction internationale (américano-coréenne), imagine une nouvelle fiction d’anticipation, moins éloignée cependant de notre monde contemporain.
Une multinationale d’agroalimentaire annonce à grand bruit une découverte providentielle qui pourrait éradiquer la faim dans le monde, celle d’un supercochon massif (entre le porc et l’hippopotame) dont l’élevage ne provoquerait presque aucun dommage écologique. Dix ans plus tard, le plus beau spécimen a grandi dans une petite ferme des montagnes coréennes, sous les soins attentionnés d’une petite orpheline, Mija (Ahn Seo hyun), vivant auprès de son grand-père paysan. Jusqu’au jour où les sbires de la multinationale viennent récupérer la bête, pour pratiquer des tests et la conduire à l’abattoir. Mija se lance alors dans une course folle pour retrouver Okja et la ramener à la maison.
Une satire explosive
Inventif et dynamique, nourrissant un goût pour la surprise et l’hétérogénéité, Bong Joon-ho pratique ici, comme il en a l’habitude, un furieux mélange des genres, qui voit Okja se développer au moins sur trois niveaux. Le premier est une fable enfantine, sans doute pas la plus convaincante, puisqu’elle postule un amour absolu entre la petite fille et l’animal, tous deux uniquement définis par cette relation univoque, qui ne sera jamais discutée ni remise en question.
Le deuxième, autrement plus excitant, est une charge détonante contre les beaux atours d’un capitalisme toujours plus vorace, mais se donnant de faux airs progressistes (greenwashing, image lissée, slogans écoresponsables). Celle-ci prend la forme d’une odyssée incroyablement galvanisante, celle de Mija poursuivie par les autorités corporatistes et étatiques, à laquelle viendront se greffer des militants de la cause animale (menés par l’excellent Paul Dano).
Le film abrite enfin un plaidoyer contre la production intensive et concentrée de viande animale, donnant lieu à une industrialisation de la mise à mort. Tous ces niveaux ne s’emboîtent pas toujours à merveille et se gênent parfois les uns les autres, mais donnent un film gonflé comme une pochette-surprise et bouillonnant de propositions.
Aussi enthousiasmant soit-il, le cinéma de Bong Joon-ho n’a, en fin de compte, jamais eu qu’un seul sujet : le fascisme. Fascisme policier dans Memories of Murder (2003), fascisme du complexe militaro-industriel dans The Host (2006). Dans Okja, celui-ci prend la forme de la publicité et de la communication de masse, permettant aux grands groupes privés de couvrir les pires agissements.
Bong l’illustre avec les armes d’une satire explosive, virant à la bouffonnerie, voire à la farce cartoonesque, comme une grande entreprise de décérébration (Tilda Swinton en directrice égocentrique et prêtresse starisée de sa propre firme), où des hordes de consommateurs consentants se laissent prendre dans les filets de mises en scène abrutissantes (Jake Gyllenhaal en présentateur télé hystérique).
Comme dans The Host, Bong épingle également l’incompétence d’autorités sud-coréennes asservies aux Etats-Unis et aux puissances de l’argent. Les plus beaux moments d’Okja sont ceux où, en grand ordonnateur du désordre, le cinéaste saisit la débâcle de son pays dans celle de ses forces exécutives, comme mises en déroute par l’adoration d’une petite fille pour son animal flatulent, fétiche adipeux d’une enfance qui ne veut pas mourir.
Film sud-coréen et américain de Bong Joon-ho. Avec Tilda Swinton, Paul Dano, Ahn Seo-hyun, Byun Heebong, Steven Yeun, Jake Gyllenhaal (1 h 58).
Mathieu Macheret
Journaliste au Monde
[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=AjCebKn4iic[/youtube]
Cannes 2017 : « Okja », un supercochon contre l’industrie agroalimentaire
LE MONDE | 20.05.2017
La première attendue d’un film produit par Netflix, vendredi 19 mai, à Cannes, sur l’écran du Grand Théâtre Lumière, s’est vue sanctionnée par un faux départ retentissant. Non seulement le logo du fournisseur américain de vidéo à la demande fut accueilli par de copieuses huées, mais Okja, la dernière œuvre du Sud-Coréen Bong Joon-ho, a été interrompue au bout de quelques minutes par des protestations insistantes. Et pour cause, la projection avait démarré au mauvais format, le cadre rogné en hauteur, avant d’être relancée peu de temps après dans de bonnes conditions. Incident anodin, mais pas complètement insignifiant, en ce qu’il semblait pasticher, avec une ironie involontaire, les petits écrans domestiques auxquels le film est destiné – Netflix ne comptant pas le sortir dans les salles françaises.
Paradoxe : Okja est un film foisonnant, généreux, spectaculaire, porté par une action proliférante, se déroulant dans de vastes et splendides décors, avec des effets spéciaux numériques bien intégrés, et méritant donc mille fois son passage en salle, où il prend toute son ampleur.
Après Le Transperceneige (2013) et son dernier train de l’humanité filant dans un monde en glaciation, Bong Joon-ho, une deuxième fois aux manettes d’une coproduction internationale (américano-coréenne), imagine une nouvelle fiction d’anticipation, moins éloignée cependant de notre monde contemporain.
Une multinationale d’agroalimentaire annonce à grand bruit une découverte providentielle qui pourrait éradiquer la faim dans le monde, celle d’un supercochon massif (entre le porc et l’hippopotame) dont l’élevage ne provoquerait presque aucun dommage écologique. Dix ans plus tard, le plus beau spécimen a grandi dans une petite ferme des montagnes coréennes, sous les soins attentionnés d’une petite orpheline, Mija (Ahn Seo hyun), vivant auprès de son grand-père paysan. Jusqu’au jour où les sbires de la multinationale viennent récupérer la bête, pour pratiquer des tests et la conduire à l’abattoir. Mija se lance alors dans une course folle pour retrouver Okja et la ramener à la maison.
Une satire explosive
Inventif et dynamique, nourrissant un goût pour la surprise et l’hétérogénéité, Bong Joon-ho pratique ici, comme il en a l’habitude, un furieux mélange des genres, qui voit Okja se développer au moins sur trois niveaux. Le premier est une fable enfantine, sans doute pas la plus convaincante, puisqu’elle postule un amour absolu entre la petite fille et l’animal, tous deux uniquement définis par cette relation univoque, qui ne sera jamais discutée ni remise en question.
Le deuxième, autrement plus excitant, est une charge détonante contre les beaux atours d’un capitalisme toujours plus vorace, mais se donnant de faux airs progressistes (greenwashing, image lissée, slogans écoresponsables). Celle-ci prend la forme d’une odyssée incroyablement galvanisante, celle de Mija poursuivie par les autorités corporatistes et étatiques, à laquelle viendront se greffer des militants de la cause animale (menés par l’excellent Paul Dano).
Le film abrite enfin un plaidoyer contre la production intensive et concentrée de viande animale, donnant lieu à une industrialisation de la mise à mort. Tous ces niveaux ne s’emboîtent pas toujours à merveille et se gênent parfois les uns les autres, mais donnent un film gonflé comme une pochette-surprise et bouillonnant de propositions.
Aussi enthousiasmant soit-il, le cinéma de Bong Joon-ho n’a, en fin de compte, jamais eu qu’un seul sujet : le fascisme. Fascisme policier dans Memories of Murder (2003), fascisme du complexe militaro-industriel dans The Host (2006). Dans Okja, celui-ci prend la forme de la publicité et de la communication de masse, permettant aux grands groupes privés de couvrir les pires agissements.
Bong l’illustre avec les armes d’une satire explosive, virant à la bouffonnerie, voire à la farce cartoonesque, comme une grande entreprise de décérébration (Tilda Swinton en directrice égocentrique et prêtresse starisée de sa propre firme), où des hordes de consommateurs consentants se laissent prendre dans les filets de mises en scène abrutissantes (Jake Gyllenhaal en présentateur télé hystérique).
Comme dans The Host, Bong épingle également l’incompétence d’autorités sud-coréennes asservies aux Etats-Unis et aux puissances de l’argent. Les plus beaux moments d’Okja sont ceux où, en grand ordonnateur du désordre, le cinéaste saisit la débâcle de son pays dans celle de ses forces exécutives, comme mises en déroute par l’adoration d’une petite fille pour son animal flatulent, fétiche adipeux d’une enfance qui ne veut pas mourir.
Film sud-coréen et américain de Bong Joon-ho. Avec Tilda Swinton, Paul Dano, Ahn Seo-hyun, Byun Heebong, Steven Yeun, Jake Gyllenhaal (1 h 58).
Mathieu Macheret
Journaliste au Monde