Il y a des végétariens, y compris très véganes, qui s'opposent à l'idée d'abolir la consommation des animaux par la loi. Certains s'appuyant sur des convictions anarchistes (qu'on les voit mal appliquer, par exemple, aux lois concernant le viol et le meurtre); d'autres sur l'idée selon laquelle quand même, chacun doit manger ce qu'il veut.
Mais même parmi ceux qui admettent que le traitement des animaux est une question de société et qu'il serait légitime d'interdire leur consommation, pour la grande majorité ça reste une sorte de position théorique projetée dans un avenir lointain et hypothétique.
J'admets que pour une large part, c'était ainsi que moi-même et les autres premiers militants antispécistes français voyions les choses, ou les ressentions, depuis le début de notre militance antispéciste à la fin des années 80. Bien sûr que manger les animaux devrait être interdit; mais il fallait d'abord diffuser les idées antispécistes, avant de pouvoir en arriver là. L'abolition de la viande serait la conséquence d'une sorte de rectification générale de la pensée.
L'évolution a commencé en 2001, avec la Veggie Pride, qui a voulu poser la question en termes directement politiques, sociétaux, en parlant concrètement du fait de manger les animaux. Ca a été une rupture, en ce sens qu'on ne demandait pas aux gens de venir à la manif seulement s'ils étaient antispé comme il faut, mais dès lors qu'ils refusaient de manger les animaux, par souci pour les animaux. Il s'agissait de montrer qu'il existe une remise en cause de fait du carnisme au sein de la société, sans attendre la conversion de tous et de toutes aux bonnes idées.
La VP a fait face à d'énormes résistances au sein du mouvement végétarien et végane, d'une part parce qu'elle était trop puriste - il fallait être végé pour y aller, et en plus végé pour les animaux - et pas assez - on y admettait des gens "seulement" végétariens, on n'exigeait pas qu'ils soient aussi antiracistes-féministes-anticapitalistes-révolutionnaires et ainsi de suite. A mon avis, ces critiques contradictoires puisaient à la même source: la difficulté à transformer les idées de libération animale en action sociétale concrète.
En particulier, beaucoup de critiques tournaient autour du fait que la VP n'allait pas convaincre les passants. Comme si l'action politique visait forcément à convaincre les passants! Il aurait mieux valu, nous disait-on, que la VP propose des tartines véganes pour séduire les gens. C'était plus efficace. C'est-à-dire, on ne parvenait pas à envisager l'action contre la consommation des animaux autrement que de manière capillaire, comme la conversion progressive des gens au végétarisme par bouche-à-oreille. La VP rompait avec ce schéma, et encore aujourd'hui il y a autour de nous beaucoup de résistances.
Le mouvement dit abolitionniste (à la Francione) est clairement sur ce terrain. Le monde est censé devenir végane une personne à la fois.
L'étape importante après la Veggie Pride a été quand Antoine Comiti a sorti aux Estivales 2005 l'idée selon laquelle l'abolition de la viande devait devenir une revendication politique réelle, dès à présent; avec une comparaison avec les mouvements anti-esclavage, qui jusqu'à la fin du XVIIIe siècle avaient les mêmes défauts que le mouvement antispé à ses débuts: l'abolition de l'esclavage était souhaitée, sans jamais qu'on n'imagine qu'il puisse être une revendication concrète présente dans le débat politique. L'esclavage était trop lié à tant d'intérêts économiques puissants, et même à la vie quotidienne des gens - par la consommation du sucre, du coton, etc. A un certain moment pourtant, à la fin du XVIIIe siècle, des militants anglais ont lancé la revendication concrète d'abolition, et rapidement c'est devenu un sujet de société partout discuté. Ca a abouti au fil des décennies à l'abolition de l'esclavage dans l'ensemble des pays occidentaux qui le pratiquaient.
Voir à ce sujet le texte cité par Antoine Comiti
sur son blog.
L'abolition de l'esclavage n'était pas l'abolition du racisme, très loin de là; il a fallu les mouvements pour les droits civils aux EU pour que le problème avance, dans les années 1950-60, et encore aujourd'hui on est loin du compte. Mais je pense que l'abolition de l'esclavage était une condition vraiment nécessaire au fait de progresser vers l'abolition du racisme. C'était un bien en soi, et c'était un bien parce que ça ouvrait la perspective d'aller plus loin.
Je ne comprends franchement pas cette opposition qu'on fait entre welfarisme et abolitionnisme, et cette frilosité relativement à l'existence de spécistes, par exemple, parmi les membres de L214. On est tous spécistes, tout comme tous les Blancs aux Etats-Unis en 1860 étaient racistes, et que la plupart le sont encore aujourd'hui peu ou prou. S'il s'agit de notre vertu personnelle, on peut s'épouvanter et se dire que c'est grave. Personnellement, je m'en fiche. L'abolition de l'esclavage a été faite par des racistes, et alors?
Le roman bien connu de Harriet Beecher Stowe,
La Case de l'Oncle Tom, a joué un rôle certain dans l'abolition de l'esclavage. Cf.
Wikipedia:
La Case de l'oncle Tom est le roman le plus vendu du XIXe siècle et le second livre le plus vendu de ce même siècle, derrière la Bible. On considère qu'il aida à l'émergence de la cause abolitionniste dans les années 1850. Dans l'année suivant sa parution, 300 000 exemplaires furent vendus aux États-Unis. L'impact du roman est tel qu'on attribue à Abraham Lincoln ces mots, prononcés lorsqu'il rencontre Harriet Stowe au début de la guerre de Sécession : « C'est donc cette petite dame qui est responsable de cette grande guerre. »
Ce même roman est critiqué aujourd'hui pour la quantité de stéréotypes qu'il véhicule concernant les Noirs. Oh la méchante Harriet Beecher Stowe! Elle a contribué de manière substantielle à la fin de l'esclavage des Noirs, certes, mais sale raciste! Et j'ajouterais, une chrétienne! Beurk! En plus, dans le livre, il y a plein de passages "welfaristes", dénonçant les mauvais traitements et pas le principe même de l'esclavage! Sale welfariste!
J'ai l'impression que ceux qui ne supportent pas qu'il y ait des welfaristes parmi les adhérents de L214 soit ne comprennent rien à l'existence concrète de la politique, soit sont beaucoup plus attentifs à la pureté de leur identité ( = sont des identitaires
) qu'à amener l'ensemble de l'humanité à progresser.
Aujourd'hui, l'idée d'abolition des abattoirs comme revendication politique progresse. Cf. par exemple la marche pour la fermeture des abattoirs, Paris,
13 juin prochain (et d'autres villes, à d'autres dates, cf. le site). Mais il reste que sur Facebook et ailleurs, le modèle capillaire reste dominant.
Je ne suis pas contre le fait de convaincre les gens un à un. C'est même très bien. Tout comme c'est bien de convaincre son voisin de pallier de ne pas voter Le Pen. Mais l'action politique ne se résume pas à ça.
David
N.B. Il existait un équivalent du mouvement végane parmi les anti-esclavagistes; cf. sur Wikipedia le
Free produce movement. Ils ne voulaient consommer que des produits du travail libre, c'est-à-dire produits sans travail d'esclaves.
"They argued for a moral and economic boycott of slave-derived goods. The concept proved attractive because it offered a non-violent method of combating slavery." Pratiquement personne aujourd'hui ne voient ces "véganes de l'esclavage" comme ayant contribué de manière substantielle à l'abolition de l'esclavage.