Vices et vertus des animaux (Le Monde - 08/2015)

  • Auteur de la discussion Xav
  • Date de début

Xav

Massacre des légumes
Inscrit
15/7/12
Messages
1 760
Score de réaction
51
Localité
Paris
Le Monde a consacré plusieurs papiers cet été aux animaux sur différents thèmes (l'humour, la grivèlerie, l'altruisme, la paternité, le mensonge, la politique, la débauche). Je mets ci-dessous l'humour et l'altruisme.




Les bêtes aussi ont le sens de l’humour

LE MONDE CULTURE ET IDEES | 20.08.2015 à 15h58 • Mis à jour le 21.08.2015 à 06h45 | Par Catherine Vincent

Koko est née en 1971 en Californie. Elevée par l’éthologue Penny Patterson, cette femelle gorille maîtrise la langue des signes. Un jour que son expérimentatrice lui demande la couleur d’une serviette à l’évidence blanche, elle fait le signe signifiant « rouge ». Une telle erreur, ce n’est pas son genre. Barbara Hiller signe la bonne ¬réponse, lui montre à nouveau la serviette… « Rouge », répond à nouveau Koko en exagérant le geste. Et ainsi plusieurs fois de suite. Alors que la femme, dépitée, s’apprête à partir, l’animal la retient, s’empare de la serviette et lui montre le petit liseré rouge tissé sur son ¬rebord. Le tout les yeux écarquillés et les babines retroussées – ce que les primatologues ¬appellent la « mimique du jeu ».
Longtemps, la facétie de Koko fut la seule ¬blague animale recensée dans les annales scientifiques. Le primatologue Frans de Waal en rapporte une autre, plus troublante encore puisque l’homme n’y tient cette fois aucun rôle. Au Yerkes National Primate Research Center d’Atlanta (Etats-Unis), où il travaille, Tara, la plus jeune femelle de la colonie de chimpanzés, a pris une habitude déplorable. Lorsqu’elle déniche un rat mort dans un coin, elle le traîne par la queue en le tenant bien à l’écart de son corps… et le dépose discrètement sur le dos ou la tête d’une guenon endormie. « Dès qu’elle sent le contact (ou la puanteur) du rat mort, la victime se réveille en sursaut, hurle et se secoue frénétiquement pour se débarrasser de cette ¬ saleté », relate Frans de Waal dans son dernier ouvrage, Le Bonobo, Dieu et nous (Les Liens qui libèrent, 2013). Que fait alors Tara ? Elle récupère prestement son rat et se dirige vers sa prochaine cible. Et il est fort probable que ce comique de répétition la mette en joie, fût-ce d’une joie mauvaise.
Les bêtes ont-elles pour autant le sens de l’humour ? Certainement pas au sens où l’entendait le philosophe français Vladimir Jankélévitch (1903-1985), qui considérait ce subtil jeu de l’esprit comme « un moyen pour l’homme de s’adapter à l’irréversible, de rendre la vie plus légère et plus coulante ». Mais les animaux, ceux du moins dont le niveau mental est élevé, ne sont pas étrangers à ce que l’humour suppose de décalage avec la réalité. A l’instar des tout jeunes enfants, qui accèdent par là même à la pensée symbolique, ils connaissent les plaisirs du « comme si ». Ils savent que « ceci est un jeu », comme le découvrit dans les années 1950 l’anthropologue et psychologue américain Gregory Bateson en filmant des loutres dans le zoo de San Francisco.
Découverte fortuite, comme souvent. Pour rendre les scènes plus vivantes, le chercheur ¬jetait des poissons à ses loutres avant ses prises de vue. Aucune réaction. Jusqu’au jour où lui vint l’idée de suspendre le sac de papier gras contenant les poissons au bout d’une ficelle. Les loutres alors s’animèrent et se mirent à se battre autour de la récompense promise. Mais Bateson s’aperçut bien vite qu’elles ne se mordaient pas vraiment : elles faisaient semblant de s’agresser, sans se blesser. Captivé par la communication humaine et animale, le chercheur renouvela l’expérience avec d’autres ¬objets. Il conclut que les loutres s’étaient mises d’accord autour d’une convention : « Ceci est un jeu », dont il fit le titre d’un article resté ¬célèbre (« The Message “This Is Play” », 1956).
A la même époque, l’éthologue autrichien Konrad Lorenz, futur Prix Nobel de physiologie et de médecine (1973), se passionnait pour la manière dont les chatons – comme les petits d’homme – s’adonnent à des activités ludiques qu’ils délaisseront une fois devenus adultes. Là encore, le « faire semblant » le frappe. « Toutes les formes de jeux ont ceci en commun qu’elles diffèrent fondamentalement de l’état “sérieux”. Et cependant, elles présentent une indéniable ressemblance avec des situations sérieuses, on pourrait même dire qu’elles en sont l’imitation », écrit-il, en 1950, dans Tous les chiens, tous les chats (Flammarion, 1970). Il prend l’exemple du bébé chat jouant avec une balle de laine, décrit la manière dont il l’attire, la -repousse, bondit soudain sur elle… « Il est évident, pour quiconque a jamais vu un chat attraper une souris, que notre bébé, élevé pour la clarté de l’expérience à l’écart de sa mère, vient d’accomplir tous ces gestes spécifiques par lesquels le chat se livre à la chasse de sa proie favorite », constate-t-il. Il perfectionne le jouet, y ¬attache un fil et le laisse pendre au-dessus du sol : aussitôt, le chaton exécute un autre simulacre de chasse, « identique jusqu’au plus petit détail à celui des chats adultes lorsqu’ils attrapent un oiseau au moment où il quitte le sol ». De la même façon que deux jeunes chats jouant à se battre imiteront en tout point les gestes d’un vrai combat.
Apprentissage par le jeu ? Répétition « pour de faux » d’un comportement instinctif et ¬vital ? Sans doute. Mais pas seulement. « Dans tous ces jeux, où interviennent les mouvements nécessaires pour saisir une proie, attaquer un autre chat et repousser un ennemi, le partenaire qui tient ces rôles n’est jamais sérieusement blessé. L’inhibition sociale qui interdit la vraie morsure, le coup de griffe en profondeur, est scrupuleusement observée pendant le jeu », note encore Konrad Lorenz. Si cette inhibition est levée dans les situations réelles, pense l’éthologue, c’est qu’elle est modifiée par l’émotion, alors que « les simulacres de combat sont exécutés sans colère, les simulacres de fuite sans peur, et les simulacres de chasse sans fin ni rapacité ». Le jeu du « faire semblant » procède donc d’une autre source que de ces impulsions primaires. Il procède d’un ¬« besoin de jeu » : du désir, estime Lorenz, « de se livrer à une action vigoureuse pour le plaisir ».
Spécialisé dans l’étude des canidés, l’éthologue américain Marc Bekoff filme et analyse depuis plus de vingt ans la manière dont les chiens, les loups ou les coyotes jouent entre eux. Il en conclut que ce jeu « social » obéit à des ¬règles, développe la confiance, exige la prise en considération de l’autre et enseigne aux jeunes la bonne conduite. Chacun doit en effet contrôler la façon dont il mord, un gros chien qui poursuit un petit doit y aller doucement… Mais le jeu, une fois encore, ne peut se ¬réduire à cela. « Il demande, souligne ¬Vinciane Despret, philosophe et éthologue à l’université de Liège (Belgique), quelque chose de plus qui ne s’explicite pas sous la forme de règles, difficilement sous celle des mots, mais qui est tellement reconnaissable lorsque deux animaux jouent. Il ¬demande une “humeur de jeu”. Cette ¬humeur est le jeu. Elle en est la joie. Car le jeu n’existe qu’à construire et à prolonger cette “humeur de jeu”. » Or, de l’humeur à l’humour, il n’y a qu’un pas… Que Darwin lui-même n’hésitait pas à franchir à propos de ses chiens, qu’il avait fort nombreux.

« A CEUX QUI M’AMÈNENT UN CHIEN TROP ANXIEUX, JE DIS SOUVENT QU’ON VA ESSAYER DE LUI REDONNER UN PEU LE SENS DE L’HUMOUR. JE LEUR CONSEILLE DE L’EMBÊTER UN PEU, DE LE TAQUINER »
CLAUDE BÉATA, VÉTÉRINAIRE COMPORTEMENTALISTE
« Les chiens montrent ce qu’on peut sans peine appeler un sens de l’humour, distinct du simple jeu, note-t-il, en 1871, dans La Filiation de l’homme (Honoré Champion, 2013). Si peu qu’un bâton est jeté à l’un d’eux, il le portera souvent à une courte ¬distance, s’assoira dessus en le -tenant près de lui, attendra que son maître vienne auprès de lui pour le lui reprendre. Le chien alors le saisira et s’enfuira ¬triomphalement, répétant la manœuvre, et de toute évidence s’amusant de la farce. »
Près d’un siècle et demi plus tard, ce n’est pas Claude Béata qui le contredira : ce vétérinaire comportementaliste est lui aussi convaincu que les chiens peuvent avoir le sens de ¬l’humour, et que ceux qui souffrent d’un « trouble anxieux » en sont précisément dépourvus. « Quand je dis aux propriétaires assis devant moi : “Le problème de votre chien, c’est qu’il n’a pas le sens de l’humour”, leur ¬réponse est souvent une énorme interrogation dans le regard ! », sourit-il. Mais ce praticien n’en démord pas : l’humour, capacité à décaler une situation, à la regarder sous un angle différent qui lui donne une autre couleur, n’est pas réservé à l’humain. Et il ne se prive pas de l’utiliser. « A ceux qui m’amènent un chien trop anxieux, je dis souvent qu’on va essayer de lui redonner un peu le sens de l’humour, précise Claude Béata. Je leur conseille de l’embêter un peu, de le taquiner. Par exemple, s’il a peur de tout, qu’il aboie dès qu’il voit un inconnu, je leur suggère de s’habiller avec de grandes capelines et de mettre un masque, puis de l’ôter dès que l’animal aboie… Petit à petit, celui-ci acquerra ainsi plus de plasticité face à l’étrangeté. »

« QUAND ON INVITA DES FLAMANDS À LA MAISON, COCO A DIT POUR LA PREMIÈRE ET SEULE FOIS : “JE SUIS FIER D’ÊTRE WALLON” »
VINCIANE DESPRET, PHILOSOPHE ET ÉTHOLOGUE À L’UNIVERSITÉ DE LIÈGE (BELGIQUE)
Que dire enfin de l’humour des perroquets, oiseaux dont l’intelligence se double de la ¬ capacité à apprendre notre langage humain ? Vinciane Despret s’y est intéressée de près et a recueilli sur eux pas mal d’histoires cocasses. Une femme lui raconta ainsi avoir gardé pendant des vacances un perroquet qu’elle ne ¬connaissait pas et qui l’avait fait bien rire. « Quand cette dame nettoyait sa cage, il lui ¬disait toujours : “Coco cochon !” Un jour qu’un ouvrier procédait à quelque réparation à grands coups de marteau, il a crié : “Un peu de silence, s’il vous plaît !” Et quand on invita des Flamands à la maison, Coco a dit pour la première et seule fois : “Je suis fier d’être wallon”, ¬raconte la chercheuse. Ce perroquet n’était pas seulement drôle : il avait un sens stupéfiant de l’à-propos ! » Mais fait-il pour autant un mot d’esprit ? « Il associe des propos qu’il a retenus à une situation, et il constate que cela fait rire, tempère Vinciane Despret. Comme il s’agit d’une espèce assez exhibitionniste et autocentrée, il ne met pas longtemps à comprendre qu’il produira son petit effet chaque fois qu’il réitérera cette association. »
Le chien, le singe ou l’oiseau qui fait le pitre cherche-t-il à nous faire rire, ou se réjouit-il de nous avoir fait rire sans le vouloir ? Au fond, peu importe. En appréciant le trait d’humour qui nous est proposé, nous lui donnons en quelque sorte son satisfecit et permettons le partage du contentement, de la bonne humeur, de la joie. Une promesse de lien et de plaisir que goûte aussi bien Coco le perroquet que Koko le gorille.
FIN

À LIRE
« Les Emotions des animaux », de Marc Bekoff (Rivages Poche, 2013).
« Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions? », de Vinciane Despret (Les Empêcheurs de penser en rond, 2012);
« La Psychologie du chien », de Claude Béata (Odile Jacob, 2008).


*****************************************************************************************


L’altruisme

LE MONDE CULTURE ET IDEES | 06.08.2015 à 15h06 • Mis à jour le 06.08.2015 à 15h10 | Par Marie-Béatrice Baudet

Il s’est passé quelque chose d’extraordinaire lors du tournage du documentaire Chimpanzés produit par Disney Nature, sorti en salles en 2012. Un événement si exceptionnel que les primatologues eux-mêmes eurent du mal à y croire. Le projet du film, tourné dans le parc ¬national de Taï en Côte d’Ivoire, était de montrer comment ces grands singes apprennent à casser des noix, se battent entre eux ou s’entraident lors de chasses collectives – bref : leur manière de vivre. Mais les chimpanzés en décidèrent autrement. Car l’un d’eux, âgé de 2 ans à peine, devient soudain orphelin : sa mère, blessée lors d’une rixe avec une bande de singes rivale, est dévorée par un léopard. S’il veut survivre, Oscar doit se faire adopter par un membre du clan. A 34 reprises, il sera rejeté, y compris par les femelles qui maternent déjà un petit. Lorsqu’il s’approche enfin de Freddy, le mâle dominant à la barbe blanche, le bébé chimpanzé redoute une raclée… Mais, contre toute attente, le vieux chef l’accueille tendrement, l’épouille et le papouille. Oscar est sauvé.
« Que Freddy prenne sous sa protection ¬Oscar et le porte sur son dos, ce que n’accepte jamais en principe un mâle adulte, est excessivement rare », affirmait sur la BBC, après les premières projections,le Franco-Suisse Christophe Boesch, directeur du département de primatologie de l’Institut Max-Planck de ¬Leipzig (Allemagne) et conseiller scientifique du film. L’occasion était trop belle pour que les réalisateurs britanniques Mark Linfield et Alastair Fothergill ne s’en saisissent pas. Et c’est ainsi que Chimpanzés devint l’histoire d’Oscar, jeune orphelin sauvé par un vieux mâle qui n’était pas son père.
Comment expliquer l’attitude de Freddy ? Acte altruiste, réalisé non pas dans son propre intérêt mais pour le bien d’autrui ? Ou simple volonté du patriarche de prouver au clan qu’il se soucie de tous ? Si une telle adoption reste hors norme, les témoignages abondent en tout cas qui montrent que la nature n’est pas uniquement cette jungle dont on nous rebat les oreilles, où seuls survivraient les individus les plus compétitifs, capables d’assurer leur descendance.
L’un de ces récits, déjà ancien, n’en finit pas d’agiter le petit cercle des éthologues tant il suppose d’empathie – cette capacité à se mettre à la place de l’autre sans laquelle l’altruisme ne peut guère s’exercer. Il émane de Betty Walsh, chef soigneuse des grands singes au zoo de Twycross, dans le comté du Leicestershire (Grande-Bretagne). Un jour, Kuni, une femelle bonobo de 7 ans dont Betty avait la surveillance, ramassa un étourneau distrait, venu s’assommer sur la paroi en verre de son enclos. Après l’avoir doucement tapoté, elle l’emporta au sommet d’un arbre, lui déploya les ailes avec précaution, le remit sur pattes et le lança tel un avion en papier pour qu’il puisse décoller. Ce vol expérimental échoua, mais l’oiseau, un peu plus tard, finit par reprendre ses esprits et les airs.
Quel vivre-ensemble ! Quelle humanité – ou, devrait-on écrire, quelle animalité ! Entre les deux termes, la frontière semble parfois si poreuse. C’est aussi ce que laisse penser l’histoire de ces deux éléphantes vivant dans une ¬réserve naturelle en Thaïlande. L’une est aveugle, mais se déplace grâce au soutien de son amie voyante. Les mastodontes communiquent par grondements et barrissements afin que l’infirme puisse toujours savoir où se trouve sa compagne. Elles sont inséparables.
Solidarité, respect, réciprocité
Pour les amis des bêtes, qui préfèrent les penser généreuses plutôt que cruelles et égoïstes, la cause est entendue : toutes ces nobles attitudes relèvent de la faculté qu’ont les animaux à se montrer sensibles aux émotions de l’autre, jusqu’à lui venir en aide. Au regard des centaines de vidéos amateurs qui font le bonheur du Net, on ne demande qu’à les croire : d’une ¬tigresse du Bengale nourrissant des porcelets à cette chienne de Buenos Aires qui sauve un bébé abandonné en le plaçant à côté de ses ¬chiots, les exemples sont légion. Mais les scientifiques, eux, sont nettement plus partagés.
Si le primatologue Frans de Waal, professeur de psychologie à l’université Emory d’Atlanta (Géorgie), croit dur comme fer à l’empathie animale – au point d’en avoir fait le thème d’un de ses récents ouvrages, L’Age de l’empathie. ¬Leçons de la nature pour une société solidaire –, d’autres ne voient en effet rien de « moral » dans ces comportements. Pour la primatologue Sabrina Krief comme pour Jean-Baptiste André, biologiste à l’Institut des sciences de l’évolution à Montpellier, il s’agit ainsi, avant tout, de gestes permettant d’assurer la nécessaire cohésion du groupe et les bénéfices à en espérer : solidarité, respect, réciprocité.
Commissaire de l’exposition « Sur la piste des grands singes » présentée au Muséum ¬national d’histoire naturelle de Paris, Sabrina Krief étudie depuis dix-huit ans la colonie de chimpanzés sauvages du parc national de ¬Kibale, en Ouganda, à raison de deux à trois missions par an sur le terrain. Elle observe les animaux à huit mètres de distance au minimum et refuse tout contact. Au Muséum, un panneau est consacré à la « violence et à la coopération ». Et c’est ce terme de « coopération », plutôt que celui d’« empathie », que cette vétérinaire préfère employer pour expliquer pourquoi les chimpanzés de Kibale libèrent leurs congénères – « et pas forcément des apparentés », précise-t-elle – lorsqu’ils sont prisonniers des collets installés par des braconniers amateurs de viande d’antilope. Coopération encore, selon elle, quand la bande part en expédition pour aller piller les champs de maïs qui jouxtent le parc : « Le mâle alpha a très vite ¬repéré le passage le plus dangereux, raconte-t-elle. C’est une route large et assez fréquentée par des camions. A chaque traversée, il s’arrête systématiquement au milieu de la chaussée et fait passer tout son petit monde, comme un agent de la circulation à une sortie d’école. »

Pour Jean-Baptiste André, c’est aussi de solidarité qu’il s’agit lorsque des femelles dauphins – des accoucheuses – viennent au ¬secours de l’une d’elles, incapable d’expulser un bébé mort-né, en le saisissant par les dents pour que la mère puisse remonter respirer à la surface. « Dans un groupe, tout le monde a intérêt à veiller à la survie des uns et des autres. N’oubliez pas que l’union fait la force », estime le chercheur, qui rechigne à appliquer les définitions de l’altruisme et de l’empathie aux animaux. Et Oscar alors ? Et son adoption par Freddy ? « Freddy a peut-être jugé utile de se faire un allié, analyse-t-il. Il sait qu’il va vieillir et être contesté par les autres mâles du clan. Oscar le soutiendra. Et puis cette nouvelle responsabilité qu’il accepte en prenant soin d’un petit est bonne pour sa réputation. » Soit. Mais les caresses sur la joue ? Les chatouilles sur le ventre ? « C’est toujours émouvant de voir un père ou une mère s’occuper d’un bébé. Mais ce même Freddy est aussi capable, comme c’est le cas dans le monde très compétitif des chimpanzés, de manger les doigts d’un de ses ¬comparses ou d’émasculer un adversaire », rappelle le biologiste.
Ces arguments n’ébranlent guère les convictions de Frans de Waal. D’Atlanta, où il est l’un des responsables du Yerkes National Primate Research Center, le chercheur répond aux questions du Monde, visiblement un peu las de « cette soi-disant querelle » sur la capacité ou non d’un animal à être sensible à l’état émotionnel d’un autre. « Je sais que beaucoup de mes confrères insistent sur le fait que les chimpanzés sauvages sont agressifs, qu’ils s’entre-tuent, ce qui démontrerait par conséquent qu’ils ne peuvent éprouver de l’empathie. Mais, dans ces conditions, il faut aussi bannir ce terme pour le genre humain, qui torture, viole et tue », souligne-t-il.
Dans L’Age de l’empathie, ce scientifique néerlandais raconte notamment comment la guenon Washoe, premier chimpanzé au monde à avoir été formé au langage, sauva héroïquement une femelle de la noyade. Les grands singes ne savent pas nager, ce qui ¬explique pourquoi les zoos les placent dans des îlots entourés d’un fossé rempli d’eau. ¬Entendant les cris de sa congénère, Washoe se précipita entre deux fils électrifiés, s’avança dans la boue glissante, saisit l’un de ses bras et réussit à la ramener sur la terre ferme. « Il faut une motivation irrésistible pour que les singes surmontent leur hydrophobie, écrit le primatologue. Les explications faisant intervenir un calcul – si je l’aide maintenant, il m’aidera plus tard – ne tiennent pas, tant cette prévision est hypothétique. Seules des émotions immédiates peuvent pousser l’individu à abandonner toute prudence. » Les mêmes mécanismes, en somme, qui poussent un homme ou une femme à secourir, ou non, un individu en ¬détresse.

« LA ¬COMMISÉRATION ANIMALE N’EST PAS GRATUITE. SOULAGER LA DÉTRESSE DE L’AUTRE, C’EST AUSSI SOULAGER LA SIENNE… »
FRANS DE WAAL, PROFESSEUR DE PSYCHOLOGIE À L’UNIVERSITÉ EMORY D’ATLANTA (GÉORGIE)
Si toutes les espèces ou presque – la pieuvre, animal solitaire, en est-elle capable ? – peuvent faire preuve de solidarité vis-à-vis de leurs ¬congénères, l’empathie, affirme Frans de Waal, reste toutefois une caractéristique propre aux mammifères. Le primatologue y voit là le signe d’une compassion développée au cours des siècles, en raison des soins parentaux élaborés que les mammifères prodiguent à leurs petits allaités. « Il ne faut pas placer au même niveau le sacrifice des abeilles ou des fourmis qui défendent leur ruche ou leur nid et celui d’un -chimpanzé qui partage de la nourriture avec un orphelin, juge-t-il. Certes, du point de vue évolutionniste, les deux types d’aide sont ¬comparables. Mais, psychologiquement parlant, ils sont différents. »
Fervent défenseur du comportement moral des animaux, Frans de Waal n’est pas naïf pour autant. « Nos bagarres de spécialistes n’ont pas de sens, car je suis tout à fait d’accord avec mes collègues primatologues pour dire que la ¬commisération animale n’est pas gratuite, précise-t-il. Soulager la détresse de l’autre, c’est aussi soulager la sienne… » C’est ce même phénomène qui conduira, par exemple, un homme ou une femme à prendre pitié d’un SDF dans la rue. Humanité ? Animalité ? Identification à la souffrance de l’autre, assurément.
FIN

À LIRE
« L’âge de l’empathie. Leçons de la nature pour une société solidaire », de Frans de Waal (Actes Sud, 2011).
« Ce que nous apprennent les animaux », dossier de la revue « Esprit », juin 2010.
« Pourquoi aimons-nous les animaux ? », dossier de la revue « Philosophie Magazine », n° 77, mars 2014.
À VOIR
« Sur la piste des grands singes », exposition au Muséum national d’histoire ¬naturelle, Paris 5e. ¬Jusqu’au 21 mars 2016.
 
Retour
Haut