Les bouchers, le carnisme et l'ethnographe végé

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Anonymous

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J'ai cherché par mots-clés et je ne crois pas que ce texte ait circulé sur le forum, même s'il date de 2002 : http://www.ethnographiques.org/2002/Blondeau
Il s'agit de l'expérience d'une, alors jeune, étudiante en ethnographie qui, travaillant en tant que caissière dans une boucherie est devenue végétarienne, a choisi de travailler pour sa licence/maîtrise/DEA sur la boucherie et a fini par redevenir omnivore en devenant bouchère elle-même dans le cadre de son observation participante.

Malheureusement, le texte est très long, donc je résume (de façon très barbare) son propos ici. Il est très intéressant sur la mise en place symbolique et technique du déni et du carnisme. Son hypothèse est que l'abattage seul ne suffit pas à transformer l'animal en aliment consommable (à le "désanimaliser"), mais que c'est bel et bien sur l'étal du boucher que l'animal est transformé en viande, qu'on "neutralise", camoufle le cadavre. Dit comme cela, ça semble évident, mais elle décrit par le menu comment ça se met en place : quels morceaux sont conservés ou non, comment sont transformés certains morceaux trop "animaliers" et pas d'autres, comment tout ce travail est en toute conscience effectué à l'arrière pour ne pas choquer le consommateur. Ce sont tous ces gestes qui désincarnent l'animal, presque de façon rituelle, permettant de lever le tabou (elle n'emploie cependant pas ce terme) qui consiste à tuer un être vivant auquel on est susceptible de s'identifier car êtres vivants nous aussi, pour s'alimenter.
Encore mieux, elle décrit que les bouchers eux-mêmes sont souvent sensibles à ces actes, comme en atteste le fait qu'ils n'acceptent pas de rendre visible ce travail, refusent les photos, sont attachés aux notions de propreté (et pas seulement d'hygiène : il faut que ce soit présentable aux yeux extérieurs) de l'étal et de leur blouse, etc. Il veulent "rester propres" face au regard de l'autre ; ils se camouflent derrière un discours technique presque présenté comme une déontologie professionnelle (pas sans rappeler le tabou social sur les bourreaux d'ailleurs).

Du coup, c'est assez perturbant son expérience. De son approche, il me semble qu'il ressort que les bouchers et les végés ont ceci de commun qu'ils ont retiré leurs oeillères et sont sortis du déni carniste. Ils partagent un "langage" à défaut d'une éthique (puisque les uns engendrent le système quand les autres le rejettent). Je trouve toutes ses analyses et observations particulièrement éclairantes et très complémentaires du peu que j'ai pu lire du travail de Melanie Joy sur le dispositif carniste.
Seul souci : elle est redevenue omni après avoir été végé, en toute conscience, en sachant ce qu'il y a derrière. Par empathie avec les bouchers, dit-elle, dont elle croyait naïvement qu'ils étaient des monstres sans coeur. Comme si elle était devenue végétarienne parce qu'elle trouvait les bouchers inhumains... Comment est-ce possible intellectuellement de pousser le décorticage du carnisme à un niveau aussi élevé, de démonter ses mécanismes, de les comprendre, les identifier et de revenir malgré cela au régime omnivore ? Comme si elle était plus sensible à la souffrance animale en étant encore un peu dans le déni elle-même qu'une fois en pleine lumière.

Je mets du coup quelques passages clés, pour ceux que ça intéresse et qui n'ont pas le temps, comme c'est vraiment très long :

Sur son rapport au terrain, à l'empathie, au végétarisme :
La participation au, et le partage du, monde des acteurs permet de recourir à l’empathie et à l’intuition pour en comprendre les enjeux. La situation favorise l’intercompréhension, tant avec les consommateurs carnivores (que j’ai même rejoints depuis plus d’un an) qu’avec les bouchers. Ces derniers ne sont pas des extra-terrestres ni des barbares. Contrairement à ce que pouvait se plaire à croire la jeune végétarienne que j’étais, un boucher est un homme comme les autres, un homme parmi les autres. Il n’est pas inhumain comme il n’est pas inanimal. La dichotomie commode n’opère plus. Si le boucher ne peut se dérober à une besogne faite d’os, d’entrailles et de sang, il ne s’y réduit pas. Il la dépasse dans la manifestation d’une compétence qui habilite ses gestes et dans l’affirmation d’une connaissance qui neutralise l’animal ; lequel devient une matière première à laquelle il faut donner une vie, toujours pensée vers l’aval. L’animal, sa mort et sa mise en viande sont des étapes de transmutation d’une même matière.
La viande « traduit » (Callon, 1986), fédère des attitudes différentes qui s’ignorent mais ne sont cependant pas si lointaines. Parallèlement aux deux logiques coexistantes entre sarcophages et zoophages [2] à l’égard du régime carné que Noëlie Vialles (1988) analyse en terme de négation contraire, par excès ou par défaut, j’analyse les attitudes du professionnel boucher et du consommateur carnivore en ces mêmes termes. Par excès, c’est le comportement majoritaire du carnivore « chez qui l’identification avec l’animal conduit au refus de le reconnaître dans la chair qu’il consomme ». Par défaut, c’est le comportement du boucher « pour qui l’identification de l’animal dans la chair est possible, parce que l’animal est à ses yeux déjà aliment » (1988 : 93). Chacun à sa manière se donne ainsi les moyens d’oublier le rapport entre animal et alimentation carnivore : le boucher par sa confusion entre bête et viande, le consommateur par son refus de certaines parties - le sang, les os et les abats (voir plus bas) - qui posent de la façon la plus visible (trop) le problème de l’identification à l’animal (au semblable), le végétarien [3] par son abstention de toute consommation carnée.

Sur la désincarnation de l’animal :

L’abattage des bêtes pose le problème métaphysique de la mort en général puisque l’homme et l’animal partagent un statut d’être vivant [7]. Ainsi l’enjeu de l’opération d’expulsion du sang réside dans la séparation entre animal et aliment, et entre bête et homme. C’est pourquoi nous ne consommons pas d’animaux morts accidentellement, dans lesquels le sang est présent ou a stagné ; autrement dit dans lesquels l’âme, la vie animales sont présentes. Conformément à l’adage « nous sommes (devenons) ce que nous mangeons », nous devons savoir comment a vécu et comment est morte la bête que nous consommons.

La mise à mort n’est qu’une des premières étapes de transformation de l’animal en viande consommable. Autrement dit la saignée ne suffit pas à rendre l’animal propre à la consommation humaine, elle est le premier moment de désanimalisation qui rend possible toutes les phases de désanimalisation ultérieures. Lesquelles phases se déroulent et se poursuivent en boucherie. Si la société essaie d’euphémiser le temps de la mort (Vialles, 1987), elle tente aussi d’édulcorer la confrontation avec son incarnation, avec la transformation de la carcasse en viande. Si l’homme ne veut plus voir la mise à mort, il ne veut plus non plus voir le corps animal. La disjonction entre carcasse et viande, par ces opérations de transformation invisibles, est assez fondamentale pour s’inscrire dans l’espace de la boucherie : le derrière caché in-montré au consommateur, et le devant montré, l’étal. Comme je l’explique par ailleurs (Blondeau, à paraître), le système d’organisation de l’espace boucher est une métaphore de la consommation distanciée des carnivores.
La boucherie, un lieu d’innocence ? Elle est une mise en pièces de ce corps animal - ou (pour) une mort sans cadavre - par le pouvoir de transformation dont s’est doté le boucher. La boucherie est le lieu où entre la carcasse et d’où ressort une viande propre à la consommation humaine, prête à être cuisinée.

Prendre en photographies ces tâches et traces de sang sur la table de travail ou sur le tablier équivaut-il à prendre le boucher ou le charcutier en flagrant délit d’immoralité ? La prise de ces images s’apparente à un test. Elle révèle (s’il fallait encore le montrer) qu’il y a bien quelque chose à cacher (de caché) en boucherie. Pour preuve tout sang visible provoque problème, qui se réfère à l’activité bouchère marginale, censurée (ce que la méthode photographique employée révèle admirablement). S’il est in-montré c’est parce qu’il est in-montrable. Tant pour les consommateurs que pour les bouchers.
Si ces derniers ne peuvent ignorer sur quoi ils travaillent par leur corps à corps avec les carcasses, ils font tout pour. Ainsi interroger les carnivores consommateurs et bouchers sur ce qu’ils font, en d’autres termes sur ce qu’ils mangent et sur ce qu’ils travaillent - autrement dit sur l’animal - revient à les prendre au dépourvu, à leur demander de regarder là où ils ne le veulent pas. Chez tous mes informateurs, la volonté de conserver une image de la viande, et une image de la viande plus anonyme pour le client, revêt une importance toute particulière puisqu’il s’agit en somme de prouver (se prouver) que la viande que l’on travaille et/ou que l’on mange n’a rien de commun avec l’animal qui souffre, qui meurt pour nous.
 
pour le peu d'anthropo que j'ai fait (un an, quoi, plus des livres que j'ai adoré dévorer) l'observation participante fini généralement par devenir une participation observante... c'est d'ailleurs l'un des points très souvent discutés sur la technique de recueil des données en anthropologie! :)
je garde de coté, ça me semble en effet très intéressant, merci grandement! :D
 
C'est cool qu'on parle d'ethnographie par ici =D. Eh bien, moi qui y suis restée ;), je dirais que dans son texte, elle aborde essentiellement la problématique boucher / boucherie et la question de la transformation de la chair en "viande", mais à aucun moment elle ne parle de l'animal vivant et de la condition de celui-ci. C'est centré sur le traitement de sa chair, ce qui est aussi une façon de le désincarner, paradoxalement. C'est un être vivant du point de vue théorique dans ce texte, mais jamais pratique (puisque dans les faits, il est toujours mort). Par contre, je ne trouve strictement rien de nouveau ici depuis Noëlie Vialès, sauf qu'elle développe sa pensée du côté des boucheries - Noëlie Vialès est allée du côté des abattoirs elle, c'est quand même autre chose.

Et là je viens de finir son texte (Dieu qu'il est long et Dieu qu'il est scolaire) et, hm, j'en viens à me demander si son "végétarisme" n'est pas un coup de pub auto-promotionnel pour introduire du "sentiment". Etre végétarien, ce n'est pas un "léger dégoût" en découpant des cadavres d'animaux, c'est avoir envie de vomir à la vue d'une boucherie. Le coup de "il ne faut pas être méchant avec les bouchers" comme prétexte à l'omnivorisme, je crois que plus bidon, tu meurs. Au moins c'est original xD.

En tout cas, merci pour ce texte à la lecture intéressante :) . Bon, l'auteure m'a excessivement agacée, mais ça va. Enfin presque. Je trouve qu'il y a quand même une sacrée normalisation de la transformation / consommation de viande, comme si elle cherchait davantage à nous faire accepter la consommation de l'animal avec ce qu'elle implique pour nous (la similitude) qu'à mettre en lumière ce qu'elle implique pour l'animal (le meurtre et la souffrance). En bref, j'ai quasiment l'impression d'une apologie de la zoophagie comme la définit Noëlie Viallès, mais je me trompe peut-être :confus:
 
Je ne suis pas sûr de comprendre les thèses sur le fait que l'animal doit être désanimalisé pour que le carniste puisse manger de la viande en déni de tout ce que ça implique.

Déjà il me semble que cette distance est très récente, avec les gros bouleversements de ce siècle. Il n'y a pas si longtemps les gens tuaient leurs poules et assistaient à la tuerie du cochon.

Et puis je ne suis pas sûr que beaucoup de carnistes se détournent d'une assiette de viande dans une fête ou il y a l'animal en train de rôtir sur une broche devant eux. En général c'est même plutôt valorisé comme mode de préparation de la viande, par rapport à un steak haché par exemple.
 
Ouais mais pourtant, beaucoup sont plus réticents à manger une caille par exemple, qui se présente entière dans l'assiette.
Il doit y avoir une idée de "fragilité" là dedans. En gros, le cochon, on s'en fout, c'est qu'un cochon, c'est fruste un cochon alors qu'une caille, c'est tout mimi quand même.
Quant aux poules et au cochon, oui, les gens les tuaient eux-mêmes mais tous n'étaient pas capables de le faire et beaucoup ne supportaient pas d'assister à la tuerie du cochon.
 
Tu as raison Nicollas, c'est récent ^^. Je crois que Noëlie Viallès, l'auteure du concept, situait au XIXème siècle le début de ce "déni de l'animal". L'idée c'est qu'en tant qu'être vivant, l'animal présente beaucoup de similitudes organiques avec l'humain (tête, abats, parties génitales...) et que cette similitude est insupportable pour beaucoup car elle s'apparenterait à du cannibalisme. Donc, déni et dissimulation des morceaux "à risque". Ceux qui refusent de reconnaître l'animal dans la viande qu'ils mangent sont surnommés les "sarcophage" ("mangeurs de substance"). Il existe selon Noëlie Viallès également une autre catégorie, les "zoophages" ("mangeurs d'animaux") qui eux, reconnaissent l'animal en la viande qu'il mangent, mais ne voient justement que la viande en l'animal (ce qui serait plus le cas, notamment, des fermiers en campagne et de ceux qui sont habitués à tuer l'animal). Personnellement, je pense que le second cas tient du déni (de la sensibilité de l'animal) pour se protéger affectivement lors de sa mise à mort, mais ce n'est pas développé dans le texte. Voici le lien de celui-ci d'ailleurs :) : http://terrain.revues.org/2932 . C'est une référence dans le domaine, il est vraiment très bien pensé (merci Noëlie :genoux: ).

Mais c'est vrai que du coup, dans certaines situations, la mort de l'animal "in situ" est valorisée, mais je pense que c'est beaucoup plus rural qu'urbain. Je me souviens d'un jour, au lycée, où la cantine nous avait servi en plat principal des poissons laissés entiers avec la tête, les yeux, la queue, donc immédiatement identifiables comme animaux morts. Les réactions des élèves avaient été vraiment violentes, la majorité refusant d'en prendre et trouvant ça "dégueulasse", "répugnant" et "horrible" - alors que cette même majorité mange des bâtonnets de poissons panés sans problème. J'avais trouvé ça pas mal hypocrite à l'époque, mais je comprends mieux après avoir lue Noëlie Viallès.

Après, je sais pas si c'est une question de fragilité comme dit Picatau, même si je pense qu'il y a aussi un peu de ça, mais c'est sûr qu'un animal mort entier dans l'assiette, ça passe mal. Le cochon est toujours découpé, donc moins identifiable. Ceci dit, puisque les gens sont dégoûtés de reconnaître l'animal dans la viande qu'ils mangent, ça pourrait être parfait pour une campagne d'activisme végétarien. On va leur mettre des photos >:) .
 
Nem0":piylqthv a dit:
Etre végétarien, ce n'est pas un "léger dégoût" en découpant des cadavres d'animaux, c'est avoir envie de vomir à la vue d'une boucherie.

Ben je dois pas être végétarienne alors. :whistle:

Je suis assez d'accord avec Nicollas : il y a certainement des personnes qui ne rentrent ni dans la catégorie de sarcophage ni dans celle de zoophage mais sont juste indifférents. Ceci dit, si toutes les personnes qui rentrent dans ces deux catégories ouvraient les yeux, ça ferait un sacré nombre de végés en plus.

Sur le texte : l'animal y est absent oui, et c'est ce qui est étrange. On peut supposer qu'au début de son terrain, quand la viande la met mal à l'aise et qu'elle devient végé, elle voit l'animal dans le bout de viande. Et c'est en se rapprochant des bouchers, en devenant bouchère elle-même et, comme le dit Erabee et comme elle le dit elle-même dans son texte, passe de l'observation participante à la participation observante qu'elle perd la notion de l'animal pour se concentrer sur la maîtrise de la viande, de la découpe, etc. Donc sur les bouchers. Elle redevient alors omni et cesse d'être "naïve", comme elle le dit.
Son article porte en grande partie sur le fait que ce passage vers la participation observante, avec l'empathie et l'indulgence qu'elle comporte, était obligatoire pour appréhender les bouchers, qu'elle n'aurait pas pu faire son travail d'ethnologue sans cela. Elle s'est donc faite bouffer par son terrain et a adhéré au regard des bouchers et est donc retombée dans la viande sarcophage.
Pourtant, elle décrit par le menu comment la focalisation sur la technique permet au boucher de ne pas voir l'animal, comment tout cela fait partie du dispositif carniste, du déni de l'animal. Et elle-même, sensible pourtant "naturellement" au sort des animaux, accepte de suivre cette voie tout en en ayant conscience (d'autant plus qu'elle s'appuie sur Viallès en omettant toute une partie de son boulot comme tu le dis Nem0). On nage en pleine schizophrénie, ou alors un truc m'échappe. C'est une sorte de mise en abîme du carnisme ; ça file le vertige.
Au final, c'est comme si boucher=viande pour elle sur son terrain. On ne peut pas se rapprocher de l'un sans incorporer l'autre (en mangeant de la viande et/ou en incarnant un boucher) ; ils sont indissociables dans son analyse.
 
Ben je dois pas être végétarienne alors. :whistle:

Euh oui, désolée Fabicha c'est vrai que ma réaction a été un peu excessive ^^'. Pour l'indifférence, ce n'est pas impossible oui je ne me suis jamais posée la question ! Je vais faire mon enquête :hein: .

Mais pour le texte, on est d'accord il est étrange hein ? Il y a plusieurs explications qui me sont venues en tête, dont le fait qu'elle se soit, comme tu dis, "faite bouffer par le terrain". De toute façon, je pense qu'il y a quelque chose d'affectivement intenable dans le fait de participer activement au système de la mise à mort et de la consommation animale si on ne le cautionne pas soi-mêmes. Donc peut-être qu'elle est tout simplement devenue "zoophage" sans s'en rendre compte pour se protéger. Et que du coup elle s'identifie au statut des bouchers plus qu'à celui de l'animal, je ne sais pas.

Mais très franchement, moi, je la soupçonne d'autre chose.
(suspens...)

De mensonge !

Hors plaisanterie, je le pense vraiment. Comme tu le dis très justement,
Fabicha a écrit
Son article porte en grande partie sur le fait que ce passage vers la participation observante, avec l'empathie et l'indulgence qu'elle comporte, était obligatoire pour appréhender les bouchers, qu'elle n'aurait pas pu faire son travail d'ethnologue sans cela

Or, ça, c'est un plus-que-poncif en anthropologie. L'ensemble, d'ailleurs : la participation observante, l'introduction du "sentiment" et la nécessité d'un écart par rapport au terrain font partie des "Commandements du Bon Anthropologue" depuis les années 70 (même si ça a été un peu remis en question depuis). Du genre, l'anthropologue, il doit y aller avec ses tripes sur son terrain, que ce soit saignant et tout mais qu'on voit bien à quel point il s'est investi, qu'il est brave et courageux et au-delà des préjugés. C'était vraiment la mouvance à l'époque du texte en anthropologie.

Sauf que voilà : du sentiment dans ce texte, y'en a pas. Y'a la description (précise, en plus) des cadavres d'animaux découpés, mais aucune mention de gêne ni de répulsion à cela, aucune explication sur le végétarisme (il n'allait pas de soi, après tout, et surtout elle y aurait travaillé 6 ans avant de devenir végétarienne !). Elle insiste beaucoup sur l'importance de cette ambivalence (" Dépassant ainsi son caractère problématique, j’utilise cette présence végétarienne comme une clé, privilégiée, pour accéder aux phénomènes étudiés et notamment à la réalité plurielle de l’économie carnée. Cette situation incite à ne pas juguler à tout prix l’émotionnalité des expériences de terrain dite dérangeante."), mais ne l'illustre jamais dans le texte.

Donc, mon avis : c'est du bluff. Elle se met dans la posture de l'anthropologue mal à l'aise sur le terrain pour faire son truc tranquille et dire "regardez comme j'ai bien apprise la leçon et comme je suis une gentille petite anthropologue courageuse et omnivore maintenant en plus", mais ça ne va pas plus loin. Il y a tellement de poncifs méthodologiques dans ce texte que j'ai eu l'impression de relire mes cours (!). Et plagier à ce point (Noëlie Viallès, qui avait bien avant S. Blondeau défendue l'humanité des employés d'abattoirs), c'est très vilain. Et puis le coup de la solidarité, c'est bien facile. J'ai beaucoup de compassion pour les sdf, c'est pas pour autant que je vais aller vivre dans la rue.

Je suis désolée, ça m'énerve à chaque fois que je le relis je suis sûrement un peu vive :confus: . Et il faut malgré tout reconnaître que l'étude de la transformation du cadavre en "viande" est bien menée. Mais mentir sur son statut (comme je pense qu'elle l'a fait, mais rien ne me permet de l'affirmer et je ne le fais pas =<) pour remporter l'acquisition du jury de thèse, c'est moche :tongue:
 
Ben dis-donc, c'est tranché comme avis.

Le texte est de qualité je trouve. Il est standard dans sa forme, son fond et son vocabulaire, mais c'est la ligne éditoriale d'Ethnographiques.org ; c'est une revue scientifique quoi. Elle va pas casser les canons de la discipline non plus.
Après, je n'en sais rien, c'est sûr. Elle a peut-être exagéré, transformé la réalité, pourquoi pas.
Le rapport au terrain, surtout si on y crée des rapports humains forts, c'est tout de même compliqué à gérer. On peut imaginer qu'en tant que femme, avec un niveau d'études élevé, extérieure à la profession, son acceptation sur le terrain (hommes, peu de qualifications universitaires, souvent chasseurs/fils de bouchers, etc.) a dû être d'autant plus forte pour elle qu'elle a dû être compliquée à acquérir. Les bouchers, ça fonctionne pas mal comme une corporation apparemment, avec un fort manque de reconnaissance sociale et donc un sentiment endogame assez affirmé.
On peut concevoir que ce soit très perturbant, d'autant plus si elle a réellement découvert les êtres humains derrière les bourreaux. Mais là j'avoue que c'est étrange qu'une personne avec une telle finesse d'analyse sur l'"après-terrain", fasse dans la grosse caricature sur l'"avant-terrain". Ça rejoint ce que tu dis, mais de là à affirmer qu'elle ment, je ne franchirais pas le pas.
 
Oui j'ai tendance à être un peu trop radicale, je le reconnais :confus: . Ce texte est très bien concernant la méthodologie, je crois qu'il n'y a rien à redire, mais c'est justement cette sur-exposition de la méthode (un peu au détriment de l'enquête de terrain je trouve) qui m'a gênée. Comment se dire impliquée émotionnellement et ne jamais évoquer le moindre ressenti ? Alors que sur le terrain, il y essentiellement des ressentis, quoi qu'on en dise. Après, peut-être qu'en raison de la nature de son terrain, elle a cherché à évacuer les ressentis, ce n'est vraiment pas impossible. Mais à chaque lecture je retrouve cette sensation d'une "posture" factice, exagérée. Par exemple, la caricature de l'avant-terrain, ça fait partie du jeu, car comme ça cela montre "à quel point on a progressé". Ceci dit, je pense que tu as parfaitement raison en ce qui concerne l'analyse des bouchers.

Ah, j'ai du nouveau ! Après recherches, il s'avère que son maître de recherches était Noëlie Viallès - d'où le désagréable sentiment de plagiat ! C'est pour ça que leurs deux postures se rapprochent autant, et que leurs deux études sont dans une très forte continuité ! Mais du coup, ça dessert beaucoup C. Blondeau, qui reste dans l'ombre de N. Viallès =/.

Je retire le soupçon de mensonge, mais je déplore l'académisme :(
 
J'ai pas lu le texte, juste les extraits, mais le fait qu'elle soit redevenue zoophage illustre juste l'intensité de l'expérience de Asch, et l'essai de Philippe Laporte.
Elle a elle-même coupé des animaux en morceaux, donc ça ne peut pas être un mal, sinon elle aurait refusé de le faire dès le départ. Et les bouchers ne sont pas des gens méchants, donc ils ne peuvent pas commettre un mal, sinon ils seraient méchants. Elle confond les auteurs de l'acte avec la réalité de l'acte. (Ce qui est d'autant plus flou que finalement, ce ne sont pas les bouchers qui tuent. Mais ils en vivent, donc le cautionnent, donc facilitent le glissement vers la consommation, qui, elle, est une demande de mises à mort.).
La réalité, c'est que manger de la viande est infliger un mal non nécessaire, et là-dessus peu importe à quoi ressemblent les auteurs de l'acte, à quel point ils sont gentils et compassionnels. Bref, rien de bien nouveau. Et finalement, elle n'a pas passé le cap de comprendre ce qu'expliquent Asch, Milgram, Zimbardo et d'autres... (Non, la plupart des nazis n'étaient pas des monstres, mais de bons pères de famille.)

Après, on peut débattre pendant des heures sur l'endroit exact où placer la "faille de conscience", entre le fait qu'on ne voie plus un animal en mangeant de la viande, le fait qu'on ne voie plus la réalité du choix/notre liberté de ne pas participer, le fait qu'on ne voie pas le lien de causalité entre nos choix et les conséquences (car après tout, c'est éthiquement bien plus important que de savoir qu'on mange un animal mort... si on n'y est pour rien dans la mise à mort...), le fait qu'on ne voie pas le préjudice vécu par l'animal, le fait qu'on soit coincé derrière une faille de raisonnement d'un type ou d'un autre qui permette d'oublier que le mal infligé est réel et qu'il n'est pas nécessaire... Que la "faille de conscience" se positionne ici ou là, ça ne change pas grand chose au problème, il y en a toujours une présente au moins quelque part. Et souvent, c'est surtout là pour éviter le poids de la remise en question douloureuse, directe et accusatrice de sept milliards d'humains. Ce qui n'est pas rien, comme poids. C'est très facile de flancher sous un poids pareil...
 
Ouais, c'est sensé comme analyse. D'où les difficultés des conversations franches et honnêtes avec les omnis. Ça peut vite les braquer sur le mode "tu me dresses le portrait de quelque chose de monstrueux - Je ne suis pas un monstre - donc ce que tu dis est (doit être) faux".
 
Ca me fait penser à la self deception, à la mauvaise foi et à la théorie du double bind, sur les stratégies inconscientes mises en place afin de concilier deux croyances/savoirs/injonctions contradictoires.

Sur le meurtre, d'après K.Lorenz, (L’agression et Les essais sur le comportement...), les comportements agressifs seraient de natures différentes selon qu'ils concernent un congénère ou individu d'une autre espèce. Si je me souviens bien, la capacité d'empathie des humains pour les animaux ne serait déclenchée que par un attachement individuel ou par des ressemblances morphologiques, principalement avec les enfants humains. J'ai lu ces livres il a quelques temps déjà, ma mémoire me joue peut-être des tours...
 
Fabicha, oui.

Et en fait, quand on fait l'analyse sur soi-même, on se rend compte que c'est le réflexe de n'importe qui : Dès qu'on se sent jugé, attaqué, il devient extrêmement difficile de garder une position rationnelle sur ce qu'on nous dit, ce qu'on nous transmet. Même si on admet que ce qui nous est dit est peut-être vrai à un certain niveau, la seule chose qu'on retient et sur quoi on se focalise, c'est l'attaque, l'insulte, la blessure, l'injustice du jugement qu'on porte sur nous. Peu importe si ce que dit l'autre est pertinent, il nous méprise ou nous rabaisse sans tenir compte de notre souffrance, et rien que pour ça, la priorité dans notre raisonnement devient la rancune qu'on lui porte.

D'où l'intérêt de ce dont parle Mélanie Joy : Toujours être dans l'écoute, dans le lien, dans la compassion. Ce que dit l'autre est au moins aussi important que ce qu'on a à lui dire. Je crois qu'elle appelle ça la "communication non-violente" (qui doit être un concept super connu en psycho, mais que j'ai découvert il y a peu).

Mark":ua2lpune a dit:
Si je me souviens bien, la capacité d'empathie des humains pour les animaux ne serait déclenchée que par un attachement individuel ou par des ressemblances morphologiques, principalement avec les enfants humains.

Là-dessus, je suis mitigé... La capacité d'empathie avec les autres humains est tout autant déclenchée par un attachement individuel ou des ressemblances morphologiques (Si le fait d'être humanoïde n'est pas une ressemblance morphologique, je ne sais pas ce qu'il faut.). Mais il faut aussi parler des ressemblances comportementales. La capacité à percevoir l'autre comme sensible, d'après les indices qu'il donne, en fait.
Et en vérité, l'empathie, ça se travaille aussi intellectuellement : Quand on fait l'effort intellectuel d'imaginer ce que doit ressentir une toute petite créature, aussi différente soit-elle de nous, si on admet qu'elle est probablement douée de sentience, alors de l'empathie on en ressent. Même une araignée, j'en suis capable, personnellement. Et dans les films/livres fantastiques ou de SF, ça n'est pas rare de ressentir de l'empathie pour des créatures qui n'ont rien de commun avec les vertébrés et autres animaux de cette planète.

Je suis d'autant plus mitigé que K.Lorenz, j'imagine qu'il est spéciste et mange de la viande... Donc, dans sa position, difficile d'avoir une autre interprétation que celle-là, et de ne pas poser un peu plus de barrières que nécessaires.
 
Oui. Et face à quelqu'un qui est, justement, dans une forme de communication non-violente, donc sans mépris ni jugement, mais avec des arguments mettant en cause nos faits ou actes, il arrive aussi que l'on projette vers l'autre le jugement que nous ne nous autorisons pas à porter sur nous-même car trop dur. Cas typique aussi de : "non mais tu fais chier avec tes animaux et ton végétarisme, tu te crois supérieur ?", alors qu'on est juste en train de manger un repas sans viande (devant un omni nous sachant végé) en pensant aux petites fleurs dans les prés.
(Ceci dit, il n'est pas rare de se faire dire des vérités par un tiers qui, de fait, nous jugera ou nous méprisera.)

Donc, ce n'est pas qu'une question d'insulte ou de mépris. Je connaissais un mec qui battait sa femme et qui était scandalisé par les violences faites aux femmes, en toute bonne foi (je pense qu'il aurait pu casser la figure d'un ces types pour défendre une femme violentée).
La violence de sa réaction, une fois mis devant les faits, ne venait pas du jugement de l'autre, mais de la violence du déni qui s'opérait en lui pour ne pas se remettre en question. Toujours le même principe : "les gars qui battent leurs femmes sont des salauds. Je ne suis pas un salaud. Donc je ne bats pas ma femme". C'était entre lui et lui-même le conflit. L'autre était catalyseur, ou stimilus peut-être.
Idem pour le mec qui aime sodomiser d'autres mecs, mais qui "n'est pas homo". Tout cela fini (au mieux) par des euphémismes ou du bidouillage intellectuel plus ou moins inconscient : "je ne suis pas homo puisque c'est moi qui pénètre. Etre homo, c'est être passif"; "nân, mais il m'arrive de m'énerver alors que je ne devrais pas, mais on ne peut pas comparer une petite baffe, certes déplacée, mais rare, à ces salauds qui envoient leur femme à l'hôpital". Mais, au pire, cela peut finir aussi en perte complète de repères jusqu'à la déréalisation.

(cette question est d'ailleurs est un des gros points d'insatisfaction que j'ai avec pas mal de discours féministes, mais ce n'est pas le sujet).

Quant à la communication non-violente, je ne sais pas si c'est un concept psy, mais c'est un concept du mouvement pour la non-violence. Je ne sais pas si cette revue existe encore, mais à l'époque où je la lisais, elle était très bien : Alternatives non violentes Mais tu connais peut-être déjà, c'est vieux.


Sur l'empathie, je ne suis pas sûre de cerner ce a quoi tu fais référence Mark. mais récemment j'écoutais un truc sur les neurones miroirs qui joueraient un grand rôle dans le mécanisme d'empathie... avec donc prévalence de l'espèce. Ce qui ne veut pas dire que ce soit le seul mode d'accès au ressenti de l'empathie.
 
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