Schopenhauer : Négation du vouloir-vivre

Picatau

Fait crier les carottes
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Je vous prie d'avance de bien vouloir excuser ma modeste et futive re-participation à ce forum pour vous servir un texte philosophique qui m'a on ne peut plus touché et que je vous livre donc, non que j'attende quelque réponse mais que ça me fait simplement plaisir, enfin, le crois-je.

Voilà donc l'oeuvre, trouvée là : http://www.schopenhauer.fr/fragments/ne ... vivre.html
en espérant qu'elle ne vous soit néanmoins pas trop insoutenable.

Négation du vouloir-vivre
« Quand le voile de Maya, le principe d’individuation se soulève, devant les yeux d’un homme, au point que cet homme ne fait plus de distinction égoïste entre sa personne et celle d’autrui, quand il prend aux douleurs d’autrui autant de part que si elles étaient les siennes, et qu’ainsi il parvient à être non seulement, très secourable, mais tout prêt à sacrifier sa personne s’il peut par là en sauver plusieurs autres : alors, bien évidemment cet homme, qui dans chaque être se reconnaît lui-même, ce qui fait le plus intime et le plus vrai de lui-même, considère aussi les infinies douleurs de tout ce qui vit comme étant ses propres douleurs, et ainsi fait sienne la misère du monde entier. Désormais nulle souffrance ne lui est étrangère. Toutes les douleurs des autres, ces souffrances qu’il voit et qu’il peut si rarement adoucir, celles dont il a connaissance indirectement, et celles même enfin qu’il sait possibles, pèsent sur son cœur, comme si elles étaient les siennes. Ce qu’il a devant, lui, ce n’est plus cette alternance de biens et de maux qui est sa vie propre, et à quoi se bornent les regards des hommes encore esclaves de l’égoïsme ; comme il voit clair à travers le principe d’individuation, tout le touche également de près. Il aperçoit l’ensemble des choses, il en connaît l’essence, et il voit qu’elle consiste dans un perpétuel écoulement, dans un effort stérile, dans une contradiction intime, et une souffrance continue ; et c’est à quoi sont voués, il le voit, et la misérable humanité, et la misérable brute, et enfin un univers qui sans cesse s’évanouit. Et de plus, tout cela le touche d’aussi près que pour l’égoïste sa propre personne. Comment dès lors, connaissant ainsi le monde, pourrait-il, par des actes incessants de volonté, affirmer la vie, s’y lier de plus en plus étroitement, en appesantir le poids sur son être ? Sans doute, celui qui est encore captif dans le principe d’individuation et dans l’égoïsme, qui ne connaît que des choses individuelles et leurs rapports à sa propre personne, peut y trouver des motifs toujours nouveaux pour sa volonté ; mais la connaissance du tout, telle que nous venons de la décrire, la connaissance de l’essence des choses en soi est au contraire pour la Volonté un calmant. La Volonté alors se-détache de la vie : les jouissances, elle y voit une affirmation de la vie, et elle en a horreur. L’homme arrive à l’état d’abnégation volontaire, de résignation, de calme véritable et d’arrêt absolu du vouloir. (Le monde comme volonté).
« Si nous comparons la vie à un cercle qu’on parcourt, et dont une partie est faite de charbons ardents, tandis que certaines places sont froides, on peut dire que les places froides consolent le malheureux, dupe de l’illusion, quand il s’y trouve, et qu’il est encouragé ainsi à poursuivre sa course. Mais celui qui voit au delà du principe d’individuation, qui connaît l’essence des choses en soi et par suite embrasse l’ensemble, celui-là n’est plus accessible à cette consolation : il se voit lui-même à la fois dans toutes les places, et il se retire du cercle. — Sa volonté se replie : elle n’affirme plus son essence, représentée dans le miroir du phénomène ; elle la nie. Ce qui met en évidence cette transformation, c’est le passage que l’homme exécute alors, de la vertu à l’ascétisme. Il ne lui suffit plus d’aimer les autres à l’égal de sa personne, et de faire pour eux ce qu’il ferait pour lui-même : en lui naît un dégoût contre l’essence de la volonté de vivre, dont son phénomène est l’expression, contre cette essence qui est le fond et la substance d’un monde dont il voit la misère lugubre. Aussi la rejette-t-il, en tant qu’elle se manifeste en lui, et qu’elle s’exprime par son corps ; sa conduite dément ce phénomène du vouloir, et se met avec lui en contradiction ouverte. N’étant rien au fond, qu’un phénomène de la volonté, il cesse de vouloir quoi que ce soit, il se défend d’attacher sa Volonté à aucun appui, il s’efforce d’assurer sa parfaite indifférence envers toutes choses. — Son corps, sain et fort, exprime par ses organes de reproduction le désir sexuel ; mais lui, nie la Volonté, et donne à son corps un démenti : il refuse toute satisfaction sexuelle, à n’importe quelle condition. Une chasteté volontaire et parfaite est le premier pas dans la voie de l’ascétisme, ou de la négation du vouloir-vivre. La chasteté nie cette affirmation de la Volonté, qui va au delà de la vie de l’individu ; elle marque ainsi que la Volonté se supprime elle-même, en même temps que la vie de ce corps qui est sa manifestation. La nature le dit, et la nature est toujours véridique et naïve : si cette maxime devenait universelle, l’espèce humaine disparaîtrait. Or, après ce que j’ai dit, dans mon deuxième livre, de la dépendance de tous les phénomènes de la Volonté, je crois pouvoir admettre qu’au jour où disparaîtrait sa manifestation la plus haute, l’animalité, qui en est le reflet affaibli, s’évanouirait aussi : ainsi, avec la pleine lumière, passe aussi la pénombre. Aussi, la connaissance se trouvant entièrement supprimée, le reste du monde tomberait au néant : car sans sujet, pas d’objet.» (Le monde comme volonté).
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J'aime beaucoup ce texte. La prose de Schopenhauer n'est pas aride. C'est même assez beau.

Le vouloir vivre cannibalise tout, mais la libération vient d'une sorte de rétention ascétique. Il faut annuler le vouloir vivre dans la contemplation du beau et la compasion pour les autres souffrants, humains et non humains. Je suis assez d'accord avec cette philosophie.

Tu es "straight edge" (ou un équivalent personnel), non?
 
Disons que je suis relativement austère mais je suis plus inspiré par ce texte que vraiment "pratiquant" ou "appliquant" si j'ose dire.
 
Bonjour Picatau,

Au-delà du fait que ce texte ne me parle pas du tout personnellement (mais cela n'a que peu d'intérêt), je suis allée voir le contexte de ces extraits, par curiosité. Voici ce qui suit exactement le passage que tu cites :

[...] car sans sujet, pas d’objet. Je puis bien ici invoquer un passage du Véda : « De même que-dans ce monde l’enfant affamé soupire après sa mère, de même tous les êtres attendent l’holocauste sacré. » (Asiatic Researches., vol. VIII ; Co-lebrooke, On the Vedas, dans l’extrait du Sama-Veda. On trouvera le même passage dans les Miscellaneous Essays de Golebrooke, vol-I, p. 88.) L’holocauste ici signifie la résignation en général ; le reste de la Nature doit attendre de l’homme sa délivrance ; c’est lui qui est le prêtre et à la fois la victime. On peut encore relever, comme un fait bien digne de remarque, que la même pensée a été exprimée par ce vaste et profond esprit, Angélus Silesius, dans une petite poésie intitulée : l’homme porte tout à Dieu :
O homme, tout respire l’amour pour toi ; tout te désire avec ardeur ; Tout s’élance vers toi, pour arriver à Dieu.
Un mystique plus grand encore est maître Eckhart, dont les écrits prodigieux viennent enfin (1857) d’être rendus accessibles, grâce à l’édition de Franz Pfeiffer. C’est lui qui dit, p. 459, tout à fait dans le même sens : « Je m’appuie ici sur le Christ, car il dit : Quand je serai élevé de la terre, j’élèverai toutes choses à ma suite (S. Jean, XII, 32). Ainsi l’homme bon doit élever toutes choses vers Dieu, vers leur source première. Les maîtres nous confirment cette vérité, que toutes les créatures sont faites en vue de l’homme. C’est ce qu’on voit en toutes, car chacune utilise l’autre : l’agneau se sert du gazon, le poisson de l’eau, le fauve de la forêt. Et ainsi toutes les créatures profitent à l’homme bon : l’homme bon les prend et l’une dans l’autre les porte vers Dieu. » II veut dire : C’est pour délivrer, avec lui-même et en lui-même, tous les animaux, que l’homme s’en sert dans cette vie. — C’est ainsi qu’il convient, à mon sens, d’expliquer le passage difficile qu’on trouve dans la Bible, Ep. aux ïto ? n., VIII, 21-24.
Source : http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Monde_ ... /%C2%A7_68

Voilà qui me plaît encore moins, on devinera facilement pourquoi. Je ne fais pas cette remarque pour dénigrer ton intérêt pour la négation du vouloir-vivre, c'est juste que je trouve ça étonnant la rapidité avec laquelle, sous la plume de Schopenhauer, la négation de son propre vouloir-vivre mène à la négation du vouloir-vivre d'autrui, en l'occurrence les animaux non-humains.

Merci néanmoins d'avoir attiré mon attention sur cet auteur dont je ne connaissais que très vaguement les idées principales ("le monde c'est la Volonté qui se connaît elle-même"), ce fut enrichissant :) .
 
Brève non réponse alors que je passais malgré moi par ici. Excusez-moi d'avance pour ceux qui trouveraient ces mots insupportables.

Ce monde est définitivement vain. Le néant serait préférable.
Comme dirait l'autre : Vanité des vanités, tout est vanité.

Comprenne qui pourra.
 
Attention à l'anachronisme qui consisterait ici à imprégner d'un sens contemporain certaines expressions utilisées par Schopenhauer. Attention aussi à une forme d'intellectualisme qui tend à tracer une continuité logique, mais artificielle, entre une construction philosophique et la réalité historique qui n'est pas une bibliothèque en actes.
Je ne fais pas du tout la même lecture que vous. Le passage en question n'est pas une justification de massacres de masse... C'est une exégèse dans un long développement sur l'ascèse. On pourrait au contraire voir dans ce passage et d'autres juste après (sur la dette que les hommes doivent payer aux animaux), la recherche d'une relation entre l'homme et l'animal qui, bien qu'asymétrique, ne serait pas strictement utilitaire parce que solidaire d'un même but (la recherche d'un contre-poison au "vouloir vivre").
 
Le premier texte est très dérangeant en ce qu'il est extrêmement narcissique. Affirmer que l'on peut porter l'universel en soi, comme tout un chacun, et affirmer que l'on peut ressentir la souffrance de l'autre comme l'autre la ressent n'est pas la même chose. Le second schéma porte un très grand risque de négation de l'autre.
Je ne dis pas que ce n'est pas possible, je n'en sais rien, mais je trouve que ces textes font bien apparaître la très fine frontière entre ascétisme et narcissisme. J'ai l'impression que ça peut expliquer la différence de lecture.
 
Xav, bien sûr que de la part de Schopenhauer lui-même, et vu le contexte historique, tout cela part d'une bonne volonté - j'ai bien vu aussi le passage suivant mon extrait. Bien sûr qu'il ne s'agissait pas pour Schopenhauer d'inviter à massacrer directement les animaux pour libérer leur âme ou quoi que ce soit de ce genre. Mais le mécanisme du raisonnement exposé me semble malgré tout symptomatique d'une certaine vision de l'homme par lui-même qui est susceptible de faire des dégâts (comme le souligne Fabicha je crois). Il ne s'agit pas pour autant de faire le procès de Schopenhauer en tant qu'individu. Il a d'ailleurs pris position de manière virulente, à la fin de sa vie, en faveur d'une certaine reconnaissance pour les animaux (contre la vivisection non raisonnée, les mauvais traitements, l'abattage sans étourdissement...).

J'aurais peut-être dû écrire "la négation de son propre vouloir-vivre [peut mener] à la négation du vouloir-vivre d'autrui, en l'occurrence les animaux non-humains, [d'après nos critères actuels et notre intérêt pour la sentience des animaux non-humains, et lorsqu'on a une telle vision de l'homme comme libérateur de la Création entière]" (ce type de vision n'ayant pas nécessairement disparu aujourd'hui).

De plus, j'ai souligné mon étonnement, et non ma condamnation de ces écrits (comment aurais-je pu avoir la vanité de juger un tel auteur ?) : il est étonnant de voir qu'une telle volonté de bien faire puisse, selon nos critères à nous, mener malgré tout vers un raisonnement qui aujourd'hui nous répugne. Je trouve ça fascinant comme on peut se croire d'une sainteté parfaite (je ne parle pas de Schopenhauer, d'autant qu'il me semble qu'il avoue ne pas avoir "ce qu'il faut" pour entreprendre cette négation du vouloir vivre - d'après lui seuls quelques saints y sont parvenus) et pourtant avoir un raisonnement qui peut nuire à autrui, selon des critères qui nous échappent encore. Je trouve que la question se pose encore aujourd'hui avec le militantisme animal : n'y-a-t-il pas des cas où l'on fait plus de mal que de bien aux premiers concernés, tout en croyant faire au mieux ? C'est ce raisonnement que le texte m'inspirait. Je n'ai jamais voulu dire que Schopenhauer incitait vicieusement au massacre.
 
Oui, je suis d'accord avec le réflexe critique à propos d'une compassion qui serait finalement centrée sur elle-même. Et aussi sur les ambiguïtés de la représentation de l'animal (ou plutôt de l'animalité) dans la remise en cause du vouloir-vivre. Ces ambiguïtés sont en partie liées au contexte post-kantien. Florence Burgat a fait un texte très éclairant sur le concept d'animalité (dans lequel il est question de Schopenhauer) qui lèvera peut-être quelques-uns de vos doutes
http://bibliodroitsanimaux.voila.net/fl ... alite.html

Comme tu le rappelles Synae, on ne peut reprocher à Schopenhauer de ne pas avoir été soucieux de la condition animale. Il vivait entouré d'animaux. Certaines de ses thèses partent de l'observation du comportement des animaux, et il a beaucoup médité sur les Véda à l'encontre de la vision "rationaliste" de l'animal machine
post318691.html?hilit=schopenhauer#p318691
 
Edit : oups, à mon dernier post, il semble que tu te sois sentie mise en cause Synae (ton allusion à la vanité dans ton post), ce n'était pas du tout ça que je voulais dire, juste mettre en exergue qu'il fallait se rendre à l'évidence qu'aucun absolu n'existe en ce monde, que tout me semble vain (d'où dérive "vanité"). Excuse-moi, je ne m'en étais pas rendu compte.

Quant au caractère narcissique décrié par Fabicha chez Schopenhauer, je ne le vois pas, pas de manière aussi évidente en tous cas, et je pense pour ma part qu'on peut sincèrement accéder à la souffrance de l'autre par le simple fait qu'on est, en notre être, nullement séparé radicalement d'autrui mais seulement relativement, ce que l'illusion de vivre un ego fondamentalement séparé d'autrui veut nous faire croire (puissamment d'ailleurs). Je n'ai pas de moyen de le prouver scientifriquement, seulement de l'expérimenter mais je ne vous demande pas de me croire non plus.
Il me semble que c'est la pensée judéo-chrétienne qui pousse à considérer que d'accéder à une connaissance par ses propres moyens serait egocentrique ou vaniteux alors que dans les philosophies orientales, il est en général reconnu qu'on peut accéder à une forme de connaissance transcendante par ses propres moyens, il y a donc méprise sur ce point, l'opposition extérieur/intérieur étant dans une certaine mesure caduque.

Sinon, j'ai trouvé ça qui me semble apporté des informations complémentaires particulièrement bienvenues relativement aux animaux.

http://agora.qc.ca/thematiques/mort/doc ... es_animaux

Compassion à l'égard des animaux
Arthur Schopenhauer

La compassion, que Schopenhauer établit comme source de l'éthique et comme mobile de l'action morale, n'est pas réservée aux seuls humains, mais s'étend aussi aux animaux. La présomption que les animaux sont dépourvus de droits et que notre conduite à leur égard n'a pas de pertinence morale «repose sur une hypothèse allant à l'encontre de toute évidence, celle d'une différence totale entre l'homme et l'animal.
Lorsque la philosophie cartésiano-leibnizio-wolffienne, s'appuyant sur des concepts abstraits, s'est mise à édifier la psychologie rationnelle et à construire une anima rationalis [âme rationnelle] immortelle, les exigences naturelles du monde animal ont visiblement fait obstacle à ce privilège exclusif et à ce brevet d'immortalité* de l'espèce humaine, et la nature, comme toujours dans pareil cas, lui a opposé une protestation muette. Les philosophes, inquiétés par leur conscience morale et intellectuelle, ont alors dû chercher à consolider la psychologie rationnelle par la psychologie empirique, en s'efforçant de créer un gouffre énorme, une distance incommensurable entre l'homme et l'animal, afin de pouvoir les présenter, en dépit de toute évidence, comme foncièrement différents. Déjà Boileau se moquait de ces efforts:

Les animaux ont-ils des universités?
Voit-on fleurir chez eux des quatre facultés?

Au bout du compte, les animaux ne sauraient donc pas se différencier du monde extérieur: ils n'auraient pas conscience d'eux-mêmes, ils n'auraient pas de moi! Contre des affirmations aussi ineptes, il suffit de renvoyer à l'égoïsme illimité inhérent à tout animal, aussi petit et inférieur qu'il puisse être: cet égoïsme atteste suffisamment combien les animaux sont conscients de leur moi. [...]

Les Égyptiens anciens*, dont toute la vie était consacrée à des fins religieuses, déposaient dans les mêmes tombeaux les momies des hommes et celles des ibis, des crocodiles, etc., alors qu'en Europe, ce serait une abomination et un crime d'enterrer le chien fidèle à côté de la tombe de son maître, sur laquelle parfois il a attendu parfois sa propre mort avec une fidélité et un attachement qui n'ont pas leur égal dans l'espèce humaine.

[...]

Il faut vraiment être anesthésié de part en part [...] pour ne pas reconnaître que l'homme et l'animal sont essentiellement et principalement identiques, et que ce qui les différencie se trouve non pas dans l'élément premier, dans le principe, dans l'archée, dans l'essence intime de ces deux manifestations phénoménales - dont le noyau, dans l'une comme dans l'autre, est LA VOLONTÉ de l'individu - mais uniquement dans l'élément secondaire, dans l'intellect, dans la faculté de connaissance dont le degré est incomparablement plus élevé chez l'homme, grâce à la faculté de connaissance ABSTRAITE, appelée RAISON; or cette supériorité , comme cela a été démontré, n'est due qu'à un développement cérébral plus grand, c'est-à-dire à la différence somatique, et surtout quantitative, d'une seule partie, le cerveau. En revanche, les similitudes spécifiques entre l'homme et l'animal, aussi bien psychiques que physiques, sont incomparablement plus importantes. Il faut aussi rappeler à ces Occidentaux [...] que de même qu'ils ont été allaités par LEUR mère, le chien lui aussi a été nourri par la SIENNE.

J'ai déjà critiqué plus haut le fait que même Kant* est tombé dans cette erreur partagée par ses contemporains et compatriotes. Que la morale du christianisme ne respecte pas les animaux est une des tares, qu'il vaut mieux reconnaître que perpétuer, et qui fournit d'autant plus matière à l'étonnement que par ailleurs cette morale s'accorde de la manière la plus frappante avec celle du brahmanisme et du bouddhisme*, sans toutefois être exprimée aussi fortement et sans aller jusqu'aux conséquences extrêmes: ainsi on ne saurait douter que cette morale, tout comme l'idée d'un homme fait Dieu (avatar), plonge racines dans l'Inde et n'est arrivée en Judée que par l'Égypte*.

[...]

La compassion à l'égard des animaux est si étroitement liée à la bonté du caractère qu'on peut assurément affirmer que lorsqu'un homme se montre cru envers les animaux, il ne saurait être un homme bon. Aussi, cette compassion provient de la même source que la vertu qui s'exerce à l'égard des hommes. C'est ainsi qu'au seul souvenir d'avoir, dans un accès de mauvaise humeur, de colère ou sous l'influence du vin, maltraité leur chien, leur cheval, leur singe de façon injuste ou inutile ou plus que de raison, des personnes d'une sensibilité délicate éprouvent le même remords, le même mécontentement de soi qu'elles éprouveraient en se rappelant une injustice commise envers des hommes, rappel énoncé par la voix réprobatrice de la conscience morale. Je me souviens avoir lu qu'un Anglais, qui avait tué un singe lors d'une chasse en Inde, ne peut oublier le regard que le singe lui adressa au moment de mourir et que depuis ce moment il ne tira plus sur aucun singe. De même Wilhelm Harris, un vrai Nemrod, qui, dans les années 1836 et 1837, voyagea au plus profond de l'Afrique à seule fin de goûter aux plaisirs de la chasse. Dans son récit de voyage, paru à Bombay en 1838, il raconte qu'après avoir tué le premier éléphant, une femelle, il revint le lendemain matin pour chercher l'animal mort et constata que tous les autres éléphants s'étaient enfuis de la région: seul, le petit de l'éléphant tué, ayant passé la nuit auprès de sa mère morte, se dirigea vers les chasseurs, surmontant toute crainte, manifestant avec les signes les plus vifs et les plus clairs son inconsolable malheur, les entourant de sa petite trompe pour réclamer leur aide. C'est alors, raconte Harris, qu'il commença véritablement à regretter son acte avec l'impression d'avoir commis un meurtre.

Nous constatons que cette nation anglaise si délicate se distingue avant toutes les autres par sa compassion exceptionnelle à l'égard des animaux, qui se manifeste à chaque occasion, et qui fut assez forte, malgré cette «froide superstition» [ainsi appela le prince Hermann Pückler-Muskau la téléologie et le créationnisme anglais dans ses Mémoires, 1832] par ailleurs dégradante pour cette nation, pour l'inciter à combler par la législation la lacune que la religion avait laissée dans la morale. Car c'est précisément à cause de cette lacune qu'en Europe et en Amérique, on a besoin de sociétés protectrices des animaux, lesquelles ne peuvent agir qu'en s'appuyant sur la justice et sur la police. En Asie, les religions préservent suffisamment les animaux: nul n'y songe donc de pareilles sociétés. [...] Il faut donc dire, à la gloire des Anglais, que c'est chez eux que pour la première fois la loi a très sérieusement pris la défense des animaux contre des traitements cruels, [...]. En plus de cela, il existe même à Londres une société qui s'est spontanément constituée pour protéger les animaux, la Society for the prevention of cruelty to animals et qui, avec des ressources privées et à grands frais, travaille activement à empêcher les tortures infligées aux animaux.
 
J'aurai mal compris alors. S'il s'agit du fait qu'il soit a priori narcissique de prétendre accéder à autrui par soi-même, je l'ai évoqué dans ma réponse malgré tout.
Je citerai à nouveau Hugo : "Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! Insensé qui crois que je ne suis pas toi."

Mais peut-être suis-je à côté de la plaque quant à ce que tu voulais dire (?)
 
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