Une entrevue qui parle de la situation en Allemagne, en Suède, à Cuba...
La journaliste de gauche suédoise Kajsa Ekis Ekman, auteure de "L’être et la marchandise" (M Éditeur, Montréal, 2013) parle avec la revue EMMA de l’appareil prostitutionnel comme enjeu de droits humains – et de la confusion de la gauche à ce sujet.
Comment en êtes-vous venue à écrire votre livre Varat och Varan (L’être et la marchandise) ?
J'ai vécu à Barcelone et je partageais l'appartement d’une femme qui se prostituait à une station-service d'autoroute. J'étais là quand ils appelaient la nuit avec son petit ami, et donc son mac, et quand ils rentraient à la maison et se saoulaient. Quand je suis revenu en Suède en 2006, un débat commençait quant à savoir si la prostitution était un «travail sexuel» qui libérait les femmes. J'avais vécu le contraire et j’ai voulu intervenir dans ce débat.
La Suède n’avait-elle pas connu ce débat en 1999 lorsqu’elle avait introduit des sanctions pour les prostitueurs ?
Non, à cette époque, on entendait les « vieux » arguments traditionnels: «La prostitution est le plus vieux métier du monde» ou «Un homme a parfois besoin de sexe». Les arguments «modernes» n'ont été inventés que plus tard. Soudain, on s’est mis à dire: «La prostitution est de la sexualité libérée et quiconque dit le contraire est un-e moraliste puritain-e.» Cet argument était lié à l'émergence du mouvement queer, où la prostitution était définie comme cool et branchée. Le problème était le suivant : Même si ce mouvement remettait en question les normes, il ne rendait pas compte du pouvoir en cause. Dans ce discours, la prostituée n’est pas un être humain mais un symbole de transgression sexuelle dont se décorer comme avec une boucle d'oreille, un symbole auquel s’identifier. J'ai donc décidé alors d'écrire un livre pour faire valoir des faits dans le débat. Par exemple, les adversaires de la loi ont toujours prétendu qu’elle ne reflétait que l’apport des travailleurs sociaux et des féministes radicales, et que personne n'avait jamais écouté les prostituées. Quand j'ai consulté les études préparatoires de la loi, j'ai découvert que ce n'était pas vrai: il s’était produit, depuis les années 1970, un changement complet de perspective. Alors que l’on considérait jusqu’alors les prostituées comme des femmes qui ne vivaient pas comme des criminelles, qui faisaient partie de la société, on a commencé à aller étudier leur milieu et à les interviewer. Depuis lors, les résultats des études sur la prostitution proviennent du monde de la prostitution: des travailleuses du sexe elles-mêmes, mais aussi des proxénètes et des clients. C’est à partir de leurs témoignages que notre loi a été rédigée.
Que répondez-vous aux soi-disant «progressistes» qui disent: Une femme doit avoir le «droit» de se prostituer et un homme le «droit» d'acheter une femme ?
C'est un argument idiot, dénué de toute analyse. Si nous laissons notre société reposer sur le principe que tout le monde peut faire ce qu'il veut et personne n'a le droit de l'arrêter, nous nous retrouvons dans une société complètement différente de celle que nous avons maintenant. Si l’on analyse ce qu’est en fait la prostitution – et je ne parle même pas, pour le moment, des trafiquants, des proxénètes et de l’incidence élevée des viols et des meurtres – si l’on ne regarde que les deux personnes qui se rencontrent dans la prostitution, l'une d'entre elles aura du désir et l'autre n’en aura aucun. Sans ce principe de base, on n’a pas besoin de prostitution, parce que si deux personnes veulent avoir des relations sexuelles ensemble, alors il n'y a aucune raison pour que l’une paie pour cela. Même avec le service d'escorte le plus coûteux dans un hôtel cinq étoiles, la femme ne veut pas de sexe, mais de l'argent. Donc, il y a toujours une inégalité de plaisir. La prostitution correspond au concept de droit d'une société de classe hiérarchisée où certains prennent les décisions et les autres s’exécutent.
Dans votre livre, vous vous plaignez que des gens de gauche et de droite ont conclu une alliance en matière de prostitution.
Oui. D'un côté il y a la droite néolibérale, qui veut croire en l'économie de marché et tout déréglementer. D'autre part, il y a la gauche postmoderne qui affirme que tout doit être libéré. Maintenant, nous avons un marché complètement libéralisé où la prostitution se pratique avec des salaires de dumping et des loyers exorbitants, et la gauche lui fournit un discours: «Puissent les femmes opprimées prendre le pouvoir de définir leur propre vie et de refuser d'être des victimes.»
Vous écrivez que la «victime» a été tout simplement supprimée dans ce débat.
Le mot «victime» est devenu tellement tabou. Être victime est gênant,c'est traité comme la pire chose qui puisse arriver à quelqu’un. C'est pourquoi on voit de plus en plus de femmes s'empresser de dire : «Je ne suis pas une victime! Je refuse d'être une victime! Je ne veux pas être qualifiée de victime.» Dans le débat sur la prostitution, on ne doit bien sûr jamais être reconnue comme victime. Au lieu de cela, on est un «sujet». Cela signifie que si on fait de vous une victime, vous êtes tenue d'avoir honte de vous-même pour cette raison. Car c’est finalement votre propre décision d'être une victime... Tout cela fait encore partie du programme néolibéral: tout relève du libre choix du «sujet».
Or, le contraire du mot «victime» n'est pas le mot «sujet» mais le mot «agresseur». Mais s'il n'y a pas de victime, il n'y a plus d’agresseur. On voit ainsi disparaître non seulement la victime, mais aussi la responsabilité des prostitueurs. La sociologue Heather Montgomery a parlé d’enfants thaïlandais-es que l’on a éloigné-e-s de leur village pour les vendre dans la prostitution. Montgomery les présente comme ayant acquis de fantastiques stratégies de survie, ce pourquoi on ne devrait jamais parler d’elles et eux comme des «victimes». C’est le comble du cynisme, à ce jour.
Il existe dans plusieurs pays européens un débat sérieux sur la prostitution comme violation de la dignité humaine et comme expression des rapports de force entre les sexes. En Allemagne, en revanche, EMMA est malheureusement la seule voix féministe publique à s’opposer à la prostitution. Avez-vous une explication à cela ?
Lorsque j'ai parlé de ce sujet avec des Allemandes, j'ai en effet été très surprise de la véhémence de leur défense émotionnelle de la prostitution. Cela tient peut-être au fait que l'Allemagne est, en ce qui concerne le rôle de la mère, plus conservatrice que les autres pays européens. En effet, la prostitution n’existe pas sans sa contrepartie: le travail de l'épouse attentionnée, qui crée une belle maison et prend soin des enfants à la maison. Je n’ai pas constaté ce qu’affirme le mouvement queer: la prostitution ne produit pas plus de liberté, mais des relations familiales conservatrices. Parce que plus il y a de prostitution dans la société et plus elle a lieu ouvertement, plus le mari a besoin que sa femme reste à l'écart de ce monde. À Cuba, où j'ai pris récemment la parole lors d'une conférence, on assiste, par exemple, au développement suivant: les hommes cubains n'achètent pas de femmes, mais des hommes étrangers viennent faire du tourisme sexuel au pays. Le résultat est que les Cubaines n’interagissent pas avec les hommes de l’étranger parce qu’elles sont immédiatement perçues comme une prostituée. C'est-à-dire que plus il y a de la prostitution, moins il y a d’avancement des femmes, parce que celles-ci pourraient progresser beaucoup plus rapidement dans le contexte de la prostitution. Beaucoup de prostitution d'une part signifie plus de puritanisme d'autre part.
Où il y a des«putes», elles doivent nécessairement être des «saintes» ?
Oui, et il est intéressant d’avoir à ce sujet une perspective historique. Il y a cent ans, les hommes soutenaient précisément l'inverse pour défendre la prostitution. Comme vous l'avez dit, la prostitution est nécessaire pour préserver la famille. Si l'homme ne peut pas aller aux prostituées, disait-on, il ne peut pas tolérer sa vie maritale. Il devient sauvage et imprévisible, et la civilisation s'effondre. Mais s’il peut fréquenter un bordel, il est calme et équilibré à domicile. Donc, alors qu’on nous «vendait» auparavant la prostitution comme façon de sauver le mariage, aujourd'hui, avec le mouvement queer, nous louangeons la prostitution comme façon de fracasser les modèles familiaux encroûtés. Pour légitimer la prostitution, on utilise toujours l’un ou l’autre de ces arguments, selon celui qui convient le mieux à l'esprit du temps.
En Allemagne, il existe maintenant des projets de réforme de la loi très libérale sur la prostitution. Il s’agirait de créer de meilleures options de contrôle, comme une obligation d'enregistrement pour les prostituées et un droit d'accès aux bordels pour la police. Ces bordels devraient ensuite obtenir une sorte de certificat. Qu’en pensez-vous ?
Cette approche réitère la même erreur qu’il y a une centaine d'années! C’est alors qu’a été introduite l’approche dite réglementariste, à savoir gérer la prostitution dans des bordels contrôlés par l'État. La raison: Nous avons besoin de la prostitution, mais nous allons la tolérer avec des mesures de contrôle. Donc, nous allons la garder propre et bien rangée, en séparant la bonne prostitution de la mauvaise. Qu’est-ce que cela a donné? Un formidable marché d'esclaves. Les filles et les femmes des zones rurales pauvres et d'Europe de l'Est, qui arrivaient chercher du travail en ville, étaient interceptées dans les gares et amenées dans les bordels. Parce qu’il n’y avait simplement pas suffisamment de femmes pour répondre à l'énorme demande. C'était exactement la même chose que ce qui se produit aujourd'hui : on ne peut jamais scinder la question de la traite de celle de la prostitution, parce qu'il n’y a jamais suffisamment de femmes qui entrent volontairement en prostitution. Donc, on doit aller les chercher quelque part et leur forcer la main. Le seul moyen efficace de lutter contre la traite des femmes est de réduire la demande de prostituées! Nous étions censé-e-s avoir tiré des leçons de l'histoire...
La Suède y est-elle arrivée avec son interdiction de l’achat de sexe ?
Le nombre d'hommes qui achètent des actes sexuels a diminué. Avant la loi, c’était un homme sur huit, maintenant c'est un sur douze. Le fait que l’achat de sexe soit maintenant un délit a certainement eu un effet marqué sur le «père de famille normal» qui, même s’il ne se soucie pas de ce que les féministes pensent de la prostitution, ne veut pas devenir un criminel.
La loi et le débat qui se poursuit signifient-ils aussi que les hommes ont compris pourquoi ils ne devraient pas acheter des femmes ?
Je pense que oui. Si un article paraît dans les journaux pour signaler la façon dont la mafia introduit clandestinement des filles en Suède, beaucoup d'hommes disent alors que si c’est cela la prostitution, je ne veux en rien y participer. Je pense que pour la plupart des hommes suédois, la prostitution n'est tout simplement plus un enjeu. En Allemagne, c'est différent. J'ai été dans les quartiers où les clubs de sexe sont alignés dans le clignotement des néons. Si vous allez aussi longtemps que certains hommes dans ces quartiers et que vous êtes peut-être un peu pompette, il peut bien arriver que vous vous arrêtiez dans un de ces établissements. On peut dire, si vous voulez, que les hommes sont aussi victimes de cette stratégie capitaliste. L'industrie de la prostitution attire les hommes: Oui,n’hésitez pas, entrez ici!
Et en Suède, quel genre d’accueil a reçu votre plaidoyer passionné contre la prostitution ?
Un accueil très positif. Et les «libéraux» se sont calmé-e-s un peu. En outre, ils et elles n’argumentent pas sur les faits. Leur stratégie est d'associer la prostitution avec toutes les choses positives liées à la vie moderne: le sexe, la carrière, la liberté de choix, l'indépendance, la force. En même temps, ils collent aux ennemi-e-s de la prostitution des attributs négatifs, «passés demode» : le féminisme radical, la frustration sexuelle, la pruderie et ainsi de suite. Ils présentent leur discours comme des faits, mais sans la moindre base empirique. Ils disent, par exemple, que les prostituées sont exposées à plus de violence depuis l'introduction de la loi suédoise. Cette affirmation est omniprésente sur Internet, mais personne n'en a fourni aucune preuve. Aussi: Qui violente ces femmes? Les prostitueurs, bien sûr! Voilà donc une raison de plus de sanctionner ces hommes et de les empêcher d’acheter des femmes.
Y a-t-il des forces politiques qui veulent atténuer ou abroger la loi ?
Non, au contraire : elle vient d'être affermie. Ceux qui achètent des rapports sexuels avec des mineur-e-s ou avec des victimes de la traite des femmes ne peuvent plus être sanctionnés par de simples amendes : ils encourent une peine de prison. C’est dire que la loi dispose d’un large soutien au Parlement. La Norvège et l'Islande l’ont adoptée, la France et la Finlande sont en train d’en discuter. (NdT: Cette entrevue date d'octobre 2012.) Les Pays-Bas ont tout de même constaté que la libéralisation totale n'a pas fonctionné. Et, chose dont je suis le plus fière : les policiers ont changé leur façon de voir. Au début, la police disait: «Voyons donc, ce n'est pas un crime, ha ha!» Et les prostitueurs étaient traités comme des automobilistes en stationnement illégal. Depuis ce temps, il s’est fait beaucoup de formation. J'ai assisté à certaines de ces séances et je peux dire que les policiers sont très irrités à l’endroit des juges qui absolvent les prostitueurs. Ils se plaignent: «Nous voyons cet homme ici chaque semaine et il ne reçoit chaque fois qu'une peine avec sursis!» Certains d'entre eux tiennent maintenant des propos qui semblent carrément féministes. Parce qu'ils connaissent la misère qu’ils côtoient tous les jours dans la rue.