En sociolinguistique, on a plusieurs concepts tournant autour de la norme, qu'il serait peut-être intéressant d'étendre à d'autres domaine.
Il y a la norme objective, norme au sens statistique. En français, la plupart des gens favorisent la négation simple plutôt que la double à l'oral, c'est-à-dire ne prononcent pas le "ne", ou très rarement. C'est un fait.
Il y a la norme prescriptive. Là on commence à entendre des "il faut" : c'est l'idée qu'il y a des règles fixes auxquelles il faut se tenir pour préserver la pureté du Beau Français, du Vrai Français (coucou, l'Académie Française). Ces règles constituent un standard d'ordre moral, il est "bien" ou "mal" de faire telle ou telle chose.
Et puis il y a la norme subjective. On se place du point de vue de l'individu, qui a internalisé certaines valeurs et considère donc certains faits de langue, certaines pratiques comme étant "ce qu'iel devrait faire" pour être appartenir à tel ou tel groupe. Tout en sachant qu'iel ne désire pas forcément l'appartenance à ce groupe. On peut très bien rejeter une certaine norme - enfin, l'idée qu'on en a -, et rechercher une norme différente voire opposée. (cf "Hipster").
Mais ce que je trouve intéressant dans la norme subjective (et là je sors de la sociolinguistique pour parler de la norme au sens général de "conformité"), c'est l'aspect de mythe. La Norme, c'est comme un endroit un peu flou et mystérieux de notre carte mentale, une cité accessible à certain-e-s seulement, qui sont à la fois privilégié-e-s mais à qui on ne veut pas s'assimiler, parce que les "normaux/ales" n'ont pas d'individualité propre. On a tou-te-s une idée de ce à quoi La Norme (ou Normeville
) ressemble, et d'une description à l'autre, on retrouve bien des traits en commun, mais quand même un petit malaise : comment sait-on ça ? Comment a-t-on appris ce qu'était La Norme ? Comment se fait-il qu'on reconnaît tou-te-s chez nous des comportements Normaux, mais qu'on ne les juge jamais suffisants pour conclure qu'on est Normal-e ? Je pense qu'on apprend indirectement ce qu'est La Norme, par la négative : tout au long de nos vies, on nous fait comprendre que tel ou tel comportement n'est pas normal, pas conforme. Tu mènes ta petite vie pépère, tu fais des trucs spontanés (surtout quand t'es gosse), et tout à coup quelqu'un pointe un de ces trucs en te disant "ça, je le remarque, ça c'est spécial". Ensuite, selon les valeurs morales à l'oeuvre dans ta société, ce "spécial" se verra attribuer des valeurs positives ("bravo, tu es un être d'exception, tu iras loin !") ou négatives ("t'es vraiment chelou, faut t'enfermer").
En tous les cas, l'Anormal, c'est donc quelque chose de Remarquable, quelque chose qui se distingue du reste et provoque des réactions, tandis que la Norme est non remarquable, banale, ordinaire. La norme est l'arrière-plan indistinct sur lequel se détache l'anormal, qui lui retient l'attention. Et notre volonté de préserver notre individualité - on se perçoit tou-te-s comme étant au premier plan de nos vies - nous pousse à construire une représentation mentale de la Norme comme étant extérieure à nous, loin de nous, même. On n'entend jamais personne dire spontanément : "je suis normal-e, je suis dans la norme". Cela se dit soit ironiquement, soit en réponse à une menace d'être classé "non normal-e" avec valeurs négatives : quand on est accusé-e d'être fou/folle, notamment.
La grosse ironie, semblerait-il, c'est que, maintenant que notre société est moins religieuse et plus orientée vers l'entreprise individuelle, la norme consiste justement à s'individualiser de plus en plus : il est de bon ton de "se réaliser", se différencier, montrer ce qu'on a d'unique, etc... au point où ça devient une obligation morale ; et manquer d'ambition, de volonté de se démarquer, est limite un péché. (Mais bien sûr, parallèlement, les bons vieux systèmes d'oppression persistent et il vaut mieux se démarquer en étant blanc-he, cis-hét, mince, riche, valide, etc.) Il y a un certain Ehrenberg qui a écrit un livre sur ce sujet, "la fatigue d'être soi", que je dois lire depuis des années et c'est toujours pas fait, mais quand ça le sera je donnerai des nouvelles.