La philosophie éthique pose les animaux en tant qu'êtres vivants qui ont une valeur pour eux-mêmes, pas juste pour permettre à l'humain d'améliorer son amour propre.
Sauf que contrairement à toi (visiblement) je n'ai pas une entière confiance à l'égard de la "philosophie éthique" actuelle. La philosophie animale est plutôt bien développée dans les pays anglo-saxons, mais elle s'est engouffrée dans une voie dont elle ne semble plus vouloir sortir, restreignant ses horizons (voir l'intro du n°112 de
Philosophie - celle dans le bouquin, pas sur le site). La philosophie animale française est plus jeune mais aussi plus ouverte à l'heure actuelle. De toute façon c'est le principe même de la philosophie de ne jamais trancher entièrement une question mais de simplement y réfléchir. Une philosophie n'est justement pas une éthique, pas une suite de lois indiscutables qu'il faut suivre. Singer et les autres t'ont peut-être grandement convaincu, mais moi je persiste à voir des failles dans leurs raisonnements, failles qu'ils admettent eux-mêmes en affirmant qu'ils "laissent à plus tard" telle ou telle question, n'ayant pas actuellement de réponse. C'est dangereux de se fier aveuglément à quelqu'un pour la simple raison qu'il a actuellement une notoriété relative au coeur de la cause animale.
Pour ce que tu as repris des passages que j'ai cités, c'est vrai qu'ils ne mettent pas en balance un humain et deux animaux. Et contrairement à ce que pense V3nom (je crois) je trouve que c'est une question importante car ce genre de "choix" peut déjà se poser à l'heure actuelle. On peut donc se demander pourquoi aucun d'entre eux ne pose cette problématique (deux ou plusieurs animaux contre un seul humain - à moins que tu ne me contredises avec une citation où ils le feraient effectivement). Pourquoi (d'après mes connaissances) aucun de ces penseurs ne se permet d'aller jusqu'au point où on devrait choisir des animaux plutôt qu'un humain ? Du coup, toi, tu tires certaines conclusions en poussant leur réflexion plus loin qu'eux-mêmes n'ont osé le faire. Mais à mon avis tes conclusions sont fausses, et s'ils ne l'ont pas fait, c'est qu'ils ne peuvent pas le faire, refusant une telle conclusion. S'ils refusent le débouché même du système philosophique qu'ils ont construit, c'est peut-être parce que ce système est déjà défaillant au départ.
Ces personnes, dont toi, sont à la recherche de critères objectifs qui dépasseraient la question de l'espèce et qui permettraient de juger de la valeur absolue des êtres vivants en établissant une hiérarchie qui s'additionne en fonction du nombre d'êtres en jeu. Sauf que toute la question est faussée si on reconnait que chaque vie a une valeur absolue, infinie pour celui qui la vit et qu'il n'existe pas de critère absolument objectif pour en juger autrement. Et si ce critère existe, il faudrait avoir l'humilité de reconnaître qu'il est largement au-delà de notre capacité intellectuelle : nous n'avons pas une vue omnisciente sur l'univers, malgré tout ce que la science essaie de nous faire croire ; nous sommes irrémédiablement entravés dans notre corps humain, avec nos perceptions humaines du temps, de l'espace, des sensations. N'importe quel scientifique sérieux le reconnaîtrait. A partir du moment où l'on ne peut pas rentrer dans la conscience d'autrui pour ressentir à quel point sa vie a de la valeur pour lui, on ne peut juger que d'après des critères extérieurs, et donc anthropomorphiques, subjectifs - après tout l'idée qu'une longue vie ou une vie riche en sensations est une vie meilleure est typiquement humain par exemple, ce sont vraiment des clichés de base qui ne reposent sur rien : comment savoir si un chat est absolument et objectivement plus heureux qu'une fourmi ? C'est impossible, à moins de juger anthropomorphiquement...
Donc, si toute vie a une valeur absolue mais qu'il faut quand même faire des choix, pourquoi s'obstiner à affirmer qu'un choix objectif est malgré tout possible alors que non ? On choisit selon des critères sentimentaux, comme vous l'avez évoqué dans la suite de la conversation avec lelfe. Mais ce n'est déjà plus forcément du spécisme... On ne dit plus forcément "l'homme vaut objectivement et absolument plus que la vache donc il peut la bouffer et la torturer". C'est un raisonnement qui ne tient pas debout, c'est tout ce que dit l'antispécisme. Il dit : "il n'y a pas de raison objectivement valable de le faire". Ce qui est en soi super faible comme argument. Il n'y a pas de raison de le faire, mais est-ce qu'il y a une raison de ne pas le faire du tout, même selon d'autres critères que l'espèce ? Dans la vie on agit en permanence sans fonder nos actions en raison, on agit d'après nos sentiments subjectifs (préférer un lapin à un serpent par exemple ce n'est pas forcément spéciste, ce n'est pas dire "l'espèce lapin vaut mieux dans l'absolu que l'espèce serpent", c'est plutôt dire "moi personnellement je préfère les boules de poils mignonnes aux trucs longs gluants et dangereux" mais c'est tout subjectif).
Donc, dire s'il y a une raison de ne pas discriminer les animaux d'espèces différentes selon un critère simplement subjectif, ça dépasse l'antispécisme, le non-spécisme ou tout ce que tu veux. C'est plutôt une morale du respect de la vie ou ce genre de chose, mais ça n'a plus rien à voir avec l'antispécisme. Et c'est à cet endroit précisément, cette sorte de vide dans le raisonnement végane ("mais y a-t-il une raison de ne pas le faire d'après d'autres critères ?") que j'aurais voulu réintroduire l'humain.
Bref je suis d'accord avec V3nom : tu inclus dans le spécisme des choses qui n'y sont pas. Un choix subjectif qui s'assume comme subjectif n'est pas du spécisme. Le spécisme c'est
uniquement discriminer en affirmant clairement qu'on le fait d'après le critère soi-disant absolu de l'espèce et que l'on considère notre choix objectivement valable.
Quand je choisis ma vie plutôt que celle des insectes sur lesquels je marche, je ne suis pas en train de penser "je vaux mieux qu'eux parce que ci ou ça". Quand je marche sur des insectes, je ne suis donc pas spéciste puisque je ne pense pas ça. Mais je suis dans l'incapacité de juger objectivement de la valeur de ma vie par rapport à celle de ces insectes innombrables, parce que ma vie est aussi infiniment valable que la leur. Du coup je suis obligée de me rabattre sur des critères sentimentaux : j'ai envie de vivre bien, donc de me déplacer, donc de leur marcher dessus même s'il n'y a aucune raison valable et absolue de le faire (et a priori aucune raison valable et absolue de ne pas le faire). Pour moi le véganisme c'est l'intuition qu'il y a une raison valable et absolue de ne pas le faire lorsque c'est inutile à notre survie. Mais pas de ne
jamais le faire. D'ailleurs lelfe je n'ai pas trop compris ton exemple par rapport à la nécessité : lorsqu'on soigne ses dents, on le fait toujours pour nous-même, parce que cela nous est nécessaire pour vivre bien. La santé de nos dents c'est notre santé à nous, c'est la même chose. Je ne vois vraiment pas à quoi ces gens pourraient faire référence lorsqu'ils parlent de nécessité, à part à la nécessaire survie de leur personne. C'est d'ailleurs ce que je voulais dire quand je disais "notre propre conservation", je ne parlais pas de la conservation de l'espèce en tant qu'absolu qui me dépasse et dont je me fiche un peu, mais de la conservation de moi-même, mon seul absolu (et ma conservation nécessite que je respecte les autres etc.).
Chacun a ses raisons sentimentales pour choisir un animal (humain ou non-humain) plutôt qu'un autre. Aucune de ces raisons n'est spéciste si elle n'affirme pas de but en blanc "cette espèce vaut objectivement mieux que cette autre parce que ceci".
Je trouve que ce que tu mets en lumière, ce n'est pas une faille dans l'antispécisme, mais le fait que celui-ci soit incomplet et ne permet pas à lui seul d'imposer le respect envers les animaux. L'antispécisme est parfaitement et entièrement logique (il n'y a logiquement pas de raison de...) mais incomplet (y a-t-il logiquement une raison de ne pas...). L'absence de raison ne suffit pas à interdire.
A propos de l'application absolue du "non-spécisme" (qui se base sur une définition du spécisme avec laquelle je ne suis de toute façon pas d'accord puisque comme je l'ai expliqué les bases me semblent faussées), tu dis :
cette personne finira très probablement par (au choix):
- Se suicider
- Se faire tuer par d'autres humains
- Se faire mettre en cage/en hôpital psy pour le restant de ses jours
Donc, c'est parfaitement possible d'être un "non-spéciste" absolu au sens où tu l'entends. Voilà les conséquences que cela aura, mais c'est possible, et l'auto-persuasion humaine est bien assez forte pour pouvoir pousser un individu jusque là. Et puisque c'est physiquement possible d'en arriver là, autant éviter de l'encourager en affirmant que ce serait logique de le faire. Parce que ça ne l'est pas : notre propre vie n'a pas moins de valeur que n'importe quelle autre à partir du moment où toutes ont une valeur absolue et infinie (ce que l'on est obligé d'admettre à partir du moment où un critère absolu de discrimination est hors de notre portée intellectuelle). Ce qui est infini est incalculable, incomparable.
Pour Watson et les baleines : son discours est spéciste, le tien aussi. Il est parfaitement possible de faire la même chose sans avoir un discours spéciste en disant : les baleines ont la même valeur que n'importe quelle autre vie, mais dans le cadre très spécifique de la préservation de l'écosystème des océans, elles sont plus importantes. Ce n'est plus du spécisme puisqu'on ne fait pas un jugement absolu sur la valeur des baleines mais un jugement relatif dans un contexte particulier.