Je trouve ce débat sur la nature et tout le reste très intéressant ^^. Beaucoup de choses très pertinentes ont été dites par Aeonor, Assia, Pers0nne, Mélodie28, Luisão... Je trouve qu'il y a vraiment des questions de fond qui sont soulevées, les mêmes questions de fond qui me reviennent souvent à l'esprit lorsque je lis les débats qui impliquent Pers0nne
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J'ai lu l'article. Je suis prête à accepter d'imaginer un monde où on aurait trouvé le moyen d'éradiquer toute prédation. Première critique : maîtriser suffisamment l'ensemble des comportements animaux pour pouvoir leur appliquer des procédures de régulation automatiques et systématiques, est-ce que ce n'est pas les réduire à des machines bien huilées et entièrement prévisibles ? Comme le souligne Mélodie28, ça n'a pas l'air évident. Mais soit, admettons que ce soit virtuellement possible.
Ensuite, je veux bien dire que la prédation ce n'est pas forcément "naturel" au sens que dénonce l'article d'Yves Bonnardel. Mais si ce n'est pas naturel, qu'est-ce que c'est ? Allons du côté de l'individu puisqu'il ne faut pas regarder la totalité. La prédation, au niveau des individus animaux, est-ce que ce n'est pas...
culturel ?
Essayez deux secondes d'envisager cette possibilité. On parle de plus en plus du fait que les animaux se transmettent des connaissances, des rites au sein de leur groupe. On commence à accepter qu'ils sont des individus uniques avec une histoire unique et qu'ils sont capables d'apprendre par eux-mêmes. Alors ok, ils évoluent parfois, inventent de nouvelles pratiques, mais ils ne partent pas de rien, ils ont une base, un comportement "normal" de base, comme l'humain occidental moyen qui a un comportement "normal" de base lorsqu'il vit sa petite vie tranquille sans être poussé dans ses retranchements par une situation exceptionnelle. Et dans ce comportement de base viennent se loger tous les acquis culturels de la société, auxquels on se soumet "par défaut" : ces acquis, c'est notre culture.
Et si courser et manger de la gazelle, en suivant telle ou telle tactique de groupe, c'était la culture de base du lion ? Tout comme manger de la viande est aujourd'hui malheureusement une des bases de la culture humaine. Et si toute son identité sociale se construisait autour de sa culture spécifique de la chasse à la gazelle, sa manière à lui de chasser la gazelle ? L'organisation propre à son groupe du temps de repos, de chasse, des groupes de chasseurs, de la distribution des repas... Et si être coursée par les lions entraînait chez la gazelle un ensemble de stratégies de fuite et de vigilance variées qui constitueraient sa culture à elle ?
Et lorsqu'une culture étrangère fait quelque chose qui nous choque, comme tuer d'autres individus, quelle est la manière moralement acceptable de modifier ce comportement culturel ? C'est le dialogue, la réflexion commune, l'échange, l'information, le débat, jusqu'à ce que cette culture étrangère change
d'elle-même. Peut-on débattre avec un lion du bien-fondé de sa chasse à la gazelle ? Non. Comment l'empêcher alors de chasser la gazelle ? En modifiant de force son comportement. Et même si c'était fait avec une telle douceur qu'il ne s'en rendrait pas compte, il reste que nous n'aurons jamais eu son accord pour ce changement. Le changer malgré tout, c'est donc une forme de manipulation et de malhonnêteté intellectuelle.
Nous aurons sauvé la vie d'êtres qui ne nous ont jamais rien demandé, qui essayent déjà chaque jour de s'en sortir par eux-mêmes, dont la vie tourne depuis des millénaires autour de ce principe, autour de l'amélioration de leurs tactiques de chasse ou de fuite, et nous rendrons d'un coup tous leurs efforts vains en les traitant comme des incapables et des mineurs irresponsables : ça s'appelle l'ingérence, ça s'appelle le patriarcat, ça s'appelle le colonialisme. Ca ne vous rappelle rien ? Lisez ça en pensant aux humains comme à la race supérieure et aux animaux comme à la race inférieure :
"Il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures".
Jules Ferry, Discours devant la Chambre des députés, 28 juillet 1885.
« Nous admettons qu'il peut y avoir non seulement un droit, mais un devoir de ce qu'on appelle les races supérieures, revendiquant quelquefois pour elles un privilège quelque peu indu, d’attirer à elles les races qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de civilisation »
Léon Blum, Débat sur le budget des Colonies à la Chambre des députés, 9 juillet 1925, J.O., Débats parlementaires, Assemblée, Session Ordinaire (30 juin-12 juillet 1925), p. 848.
"La question des indigènes doit être résolue uniquement dans le sens de l'évolution naturelle de l'histoire universelle, c'est-à-dire que la moralité supérieure doit avoir le pas sur la civilisation inférieure. L'État moderne, en tant que puissance coloniale, commet vis-à-vis de ses sujets le plus grand des crimes, lorsque se laissant hypnotiser et dominer par de confuses idées humanitaires, il épargne aux dépens de ses propres nationaux des races nègres vouées à disparaître."
Kopsch, Discours au Reichstag. Cité par Histoire 3e, Bordas, 1971, p 175.
(Merci Wikipédia.) Pourquoi, aujourd'hui, ces discours nous choquent lorsqu'il s'agit d'humains ? Pourquoi ne devraient-ils pas nous choquer lorsqu'il s'agit d'animaux ?
On ne fait pas ça avec les cultures étrangères humaines, on ne va pas (ou très difficilement, avec beaucoup de polémiques) forcer tel pays à changer de comportement parce qu'il tue des individus. (Sauf si ces individus appartiennent explicitement à notre groupe culturel, par exemple les otages français : là on se permet parfois d'agir un peu - genre oeil pour oeil, dent pour dent, ce qui n'est pas forcément génial non plus -, sans pour autant forcer un pays entier à changer. En tout cas ce serait quand même de la mauvaise foi d'affirmer que la gazelle fait partie de notre groupe culturel et que cela justifie des mesures drastiques à l'égard du lion, alors qu'on ne le fait même pas pour les Tchétchènes ou pour les populations oppressées d'Afrique.)
Donc, si on ne se permet pas de forcer les cultures étrangères humaines à changer parce qu'elles tuent, pourquoi le ferait-on pour les cultures animales ? D'autant plus que la prédation des animaux sauvages est bien moins vicieuse que celle de certains humains. (On est d'accord, lorsqu'il chasse, le lion ne pense pas à mal. Le lion n'est pas un psychopathe dénué d'empathie. Il trouve que chasser, c'est normal, il ne se pose même pas la question. Ça a toujours été comme ça dans sa famille, dans son groupe.) Donc, modifier de force la culture d'un animal, est-ce que ça ne serait pas finalement du spécisme ? Ils ne sont pas de la même espèce que nous, pas aussi intelligents que nous, alors leur culture propre n'a pas de valeur, on peut leur en imposer une autre. Et je le répète, même s'ils ne se rendaient pas compte qu'on les a changés, cela ferait tout de même de nous des êtres irrespectueux de la souveraineté des individus qui ne vivent pas comme nous.
Je peux comprendre qu'on soit choqué par un cadavre de proie déchiqueté vivant, comme je peux comprendre que les colons aient pu être choqués par certaines pratiques considérées "monstrueuses" des peuples indigènes, comme je comprends qu'on soit choqués par les massacres en Syrie. Est-ce pour autant une bonne chose d'outrepasser toute l'histoire d'un peuple ou d'une espèce pour débarquer avec nos gros sabots et tout réorganiser d'après notre propre vision d'être soi-disant supérieur ?
Voilà le résumé de ce que j'en pense. Je ne sais pas ce que ça vaut. Pour info j'ai trouvé l'idée d'une culture animale, l'idée d'une souveraineté propre aux animaux, et l'idée que même ce qui s'appelle "protection animale" pouvait être une forme de violence à l'encontre de la souveraineté de certains animaux, chez Derrida expliqué par Llored.
Donc, ok, les hyènes déchirent leurs proies vivantes. Mais, Pers0nne, si au lieu de te dire "c'est naturel", on te dit "c'est culturel", tu fais quoi ? Tu passes outre quand même ?